Alison Duke veut redonner vie aux histoires noires
C’est grâce à sa persévérance, à son talent et à sa volonté de raconter des histoires qui comptent qu’Alison Duke s’est imposée comme l’une des plus importantes réalisatrices et productrices de documentaires au pays. Originaire de Scarborough, en Ontario, Alison Duke s’est jetée corps et âme dans le cinéma, et elle a commencé sa carrière comme productrice de vidéoclips et d’émissions de télévision. Elle fait ses débuts comme réalisatrice avec Raisin’ Kane : a rapumentary (2001), un film portant sur son frère, artiste de hip-hop. Puis, en 2018, elle s’est associée à la cinéaste Ngardy Conteh George pour fonder OYA Media Group, avec pour objectif de raconter des histoires socialement pertinentes, des histoires qui peuvent changer des vies et qui mettent l’accent sur les expériences des personnes noires.

Futur et médias s’est entretenu avec Alison Duke pour discuter de son parcours, de ce qui l’a amenée à devenir cinéaste, de la création d’OYA et de la joie qu’elle ressent à l’idée d’agir comme mentore pour de jeunes artistes noirs qui se démarquent dans le milieu du cinéma et de la télévision au Canada.
Parlez-moi de vos débuts. Quand vous étiez jeune, étiez-vous déjà certaine que vous vouliez faire du cinéma ?
Mes parents ont immigré au Canada dans les années soixante et ils ont eu cinq enfants; puis, ma mère a demandé le divorce et elle nous a tous pris avec elle. Nous nous sommes installés dans un HLM à Scarborough. Là, la communauté était très diversifiée et il y avait beaucoup de créativité. Dès qu’on sortait de chez nous, il y avait des gens qui chantaient au coin de la rue ou qui faisaient des trucs artistiques, et j’étais très curieuse. Que font ces gens ? Pourquoi s’intéressent-ils tant aux arts ?
Est-ce que vous regardiez beaucoup de films ?
Oh oui ! J’adorais la télévision, et dès qu’on me mettait devant un téléviseur, j’étais captivée. J’aimais tous les films, les classiques et les comédies musicales, mais aussi les trucs plus modernes. Je me souviens que j’aimais Hitchcock et que je passais mes dimanches après-midi devant la télé quand on présentait ces longs films. Je les regardais tous.
Et pourtant, vous avez choisi d’étudier la kinésiologie à l’université de Windsor.
Oui, on peut dire que j’avais une double vie, y compris en tant que personne queer. Je suis allée à l’université de Windsor parce que j’étais vraiment très intéressée à faire ma carrière dans les sciences du sport. J’ai fait une maîtrise en kinésiologie, et je me tirais bien d’affaire sur le marché du travail, je gagnais bien ma vie. Mais j’avais toujours en tête d’écrire de la poésie et des histoires. Je crois que j’ai entendu l’appel du monde du cinéma et de la scénarisation. Un ami qui travaillait dans l’industrie m’a demandé de produire un vidéoclip, et je suis tombée en amour avec cet art. La source ne s’est jamais tarie.
Vous avez travaillé pendant des années en tant que productrice de télé et de documentaires, mais vous avez « appris sur le tas ».
Oui. J’étais courageuse et audacieuse dans mon rôle de productrice, mais j’apprenais au fur et à mesure. Le parcours a été long, j’ai participé à beaucoup d’ateliers. C’était du milieu des années 90 jusqu’au début des années 2000, et à cette époque en tant que femme il fallait être faite forte et étudier le métier. Vous deviez savoir ce que vous faisiez et tout apprendre sur l’équipement très rapidement. Dans ce temps, on filmait sur pellicule, alors il y avait beaucoup de choses à savoir, et on devait faire nos preuves.
Faisons un bond en avant jusqu’en 2018. Vous vous êtes associée à la cinéaste Ngardy Conteh George pour fonder OYA Media. Comment l’idée vous est-elle venue ?
On se connaissait avant de fonder l’entreprise. Je l’avais choisie pour faire partie de l’équipe de réalisation du Akua Benjamin Legacy Project. C’était une série de courts-métrages traitant d’activistes noirs de Toronto qui n’étaient plus de ce monde, et elle fait un travail formidable. Plus tard, elle m’a présenté un projet qu’elle voulait que je produise intitulé Mr. Jane and Finch.
À ce moment, vous enseigniez la production cinématographique à l’université Ryerson de Toronto.
C’est ça. J’avais terminé ma maîtrise en production à l’université York et je me dirigeais vers l’enseignement. Je m’enfonçais dans la routine du travail dans l’industrie et je me disais que je devrais essayer autre chose. Je croyais que j’avais peut-être envie de devenir professeure. Puis elle m’a présenté ce projet. Nous avions toutes deux nos propres petites entreprises, et nous avons pensé qu’il serait plus facile de n’en avoir qu’une seule. Nous avons donc décidé de nous unir et de voir ce qui se passerait avec Mr. Jane and Finch. On se disait que s’il ne se passait rien, nous repartirions chacune de notre côté, mais nous voulions tenter notre chance. Et nous en sommes à notre sixième année.
Le documentaire a remporté deux prix Écrans canadiens en 2020.
On s’est demandé : qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Nous venons que de gagner deux prix Écrans canadiens. Ça attire l’attention, ce genre de récompense, alors les gens sont venus nous parler de leurs projets. Laurie Townsend nous a présenté A Mother Apart et nous avons commencé à développer les Black Community Mixtapes. Nous avons tellement de projets !

Votre plus récente production — que vous avez aussi scénarisée et réalisée — Bam Bam : The Sister Nancy Story parle de la grande vedette du dance hall jamaïcain. Le film a été très bien accueilli par la critique et a créé l’événement lors du Tribeca Film Festival cette année. Qu’est-ce qui vous a attirée dans l’histoire de Sister Nancy ?
J’avais déjà réalisé beaucoup de documentaires, et je voulais vraiment faire quelque chose de différent. Je voulais faire un film qui ressemblerait à une lettre d’amour écrite pour elle. Je voulais raconter l’histoire de cette artiste de dance hall issue d’une communauté pauvre et très criminalisée de la Jamaïque. Je voulais parler de sa voix qui a touché le monde, et là c’est nous qui avons touché le monde avec notre film.
L’un des projets les plus significatifs d’OYA est le programme de mentorat Emerging Filmmakers.
Nous voulions créer un programme officiel pour soutenir les jeunes créatrices et créateurs noirs et les aider à entrer dans l’industrie, parce que nous savons ce que c’est, étant déjà passées par là. Nous voulions donner des outils aux gens tout en faisant croître notre propre entreprise.
Le programme en est à sa septième année et compte 100 finissants. Vous devez être fière !
Je suis vraiment fière des gens. J’adore le fait que, parmi ceux et celles qui ont participé à nos programmes, il y en a tant qui font des choses formidables. On les retrouve sur les plateaux de toutes sortes d’émissions de télé. C’est merveilleux !
Le FMC a récemment annoncé qu’il investira plus de 10 millions de $ dans 23 projets menés par des créatrices et des créateurs noirs et racisés par l’entremise de son Programme destiné aux communautés racisées, une initiative qui sera la bienvenue ! Vous connaissez bien le FMC, un collaborateur de longue date d’OYA qui a contribué à financer nombre de vos projets.
Il nous a apporté une aide inestimable pour soutenir la croissance rapide de notre entreprise et lui permettre de devenir un acteur important en Ontario et au Canada. Nous espérons que nous parviendrons à nous élever à l’international et que le FMC pourra continuer à nous soutenir ! Et chaque somme qu’on nous donne est utilisée à bon escient. En tant que personne racisée, vous devez constamment faire vos preuves. Parfois, les attentes sont particulièrement basses ou les gens doutent de nos capacités. C’est pourquoi lorsque nous élaborons des projets, nous le faisons de manière approfondie. Nous sommes en mesure de répondre aux questions, nous savons où se trouvent les lacunes. Nous avons toujours judicieusement utilisé les fonds qui nous ont été attribués, et maintenant nous voyons que les organismes de financement, les diffuseurs et les plateformes de diffusion en continu nous font vraiment confiance.
Comment envisagez-vous la croissance et le développement d’OYA en tant qu’entreprise média ?
Nous ouvrons la porte à des partenariats pour des coproductions. Il est très important pour nous d’établir ces relations. Quand on grandit, on a besoin de plus de gens intelligents autour de nous. Alors c’est là où nous en sommes actuellement. La distribution est également très importante pour nous, car les réseaux grand public ne savent pas encore quoi faire de certains de nos titres, de certaines des histoires que nous racontons. Nous devons donc réfléchir à des moyens de faire connaître ces histoires à un public plus vaste. C’est ce qui se passe en ce moment avec Bam Bam, et nous verrons où cela nous mènera.