Anarchy : Une fiction participative ambitieuse au bilan mitigé
L’équipe Nouvelles écritures de France Télévisions poursuit son exploration de la fiction transmédia. Alors qu’elle vient de relancer sa plateforme consacrée aux webséries linéaires, Studio 4 (anciennement Studio 4.0), elle a orchestré l’automne dernier l’une des plus intéressantes tentatives de fiction participative vue depuis The Spiral en 2012.
Le dispositif : uchronie et temps réel
En octobre 2014, la France connaît une crise économique et politique sans précédent. Pour y faire face, elle décide de quitter la zone euro et entre alors dans une période de chaos, sans devise ou pouvoir politique en place (dans cet univers, Hollande et Sarkozy perdent tous deux la vie dans un accident d’avion).
Avec cette uchronie passionnante en toile de fond, une série télévisée est diffusée tous les jeudis soirs sur les ondes de France 4. De plus, un site – anarchy.fr – fait son apparition sur le Web et poursuit une double mission : créer un vrai-faux site d’actualités du monde fictionnel d’Anarchyet offrir la possibilité au public de participer à l’écriture de ce récit en direct.
Le lien entre les deux médias est sans équivoque : chaque semaine à partir du second épisode, un des personnages créés par les internautes prend vie dans la série télévisée, dont la production a donc lieu d’une semaine sur l’autre. Chaque épisode est donc rédigé, tourné et diffusé à l’intérieur de la même semaine.
Chaque jour pendant sept semaines, une vidéo récapitulative, des dépêches d’information et des appels à témoignages – sans oublier un fil Twitter alimenté à intervalles réguliers – informent les internautes de la situation grave qui sévit dans leur pays.
Enfin, sur le modèle des sites d’information en continu, une application mobile permet de garder contact avec l’univers d’Anarchy, notamment d’envoyer photos ou vidéos pour répondre aux appels à témoignages lancés par la rédaction.
À la manière du Gorafi, le célèbre site d’informations parodiques, anarchy.fr se nourrit de l’actualité pour mieux la détourner et la replacer dans un cadre fictionnel.
Le sujet fait mouche dans le contexte français instable, à tel point que le Journal du Dimancheannonce, quelques jours avant le lancement, que Marine Le Pen devient présidente dans la fiction – ce qui n’a jamais été envisagé dans les scénarios.
Tandis qu’une chronique radio sur France Inter relatait les événements (Anarchy, le journal du chaos), même le quotidien Le Monde a joué le jeu en proposant à David Dufresne une page par semaine dans le quotidien. Sous le pseudonyme Maurice Upian, celui-ci a raconté comment il avait infiltré l’univers d’Anarchy comme agent de la DCRI (les services secrets français).
Une histoire à construire au fur et à mesure
Une large place est donnée au public : en se créant un compte sur la plateforme, l’internaute devient co-auteur de l’histoire et peut écrire la suite des personnages « officiels » présents sur l’histoire Web ou créer ses propres héros.
Grâce à un système avancé de gain de points, les protagonistes plébiscités par les internautes sont mis en valeur, chaque jour et chaque semaine, jusqu’à la récompense suprême : chaque semaine, le personnage retenu par la rédaction prend vie sous les traits d’un comédien recruté pour l’occasion et présenté dans l’épisode de la série télévisée diffusé le jeudi suivant.
Les internautes deviennent ainsi « co-auteurs » de la série et ceux dont les personnages ont été choisis sont rémunérés en échange de l’utilisation de leur création. Chaque internaute peut créer jusqu’à huit personnages et interagir avec ceux des autres, voire les assassiner purement et simplement (39 morts ont été recensés à la fin du jeu).
Une équipe de rédaction formée d’une vingtaine de personnes a été mise sur pied pour alimenter quotidiennement l’univers d’Anarchy. Ce sont des journalistes qui, à l’instar des internautes inscrits à la plateforme, sont eux aussi devenus auteurs de la fiction collective.
À l’origine, en 2007, Anarchy est un projet né des idées de Benjamin Faivre, producteur chez Telfrance, et de Boris Razon, alors rédacteur en chef du Monde.fr, devenu depuis directeur des nouvelles écritures de France Télévisions. Le projet est en développement depuis plusieurs années (il gagne même un prix au MIP en 2012), mais il faut attendre que Boris Razon devienne directeur éditorial de France 4 il y a un an afin que l’antenne de la chaîne s’associe à l’équipe Web pour ainsi mettre en chantier une production d’une telle envergure. Le budget global avoisine le million d’euros et est financé par France Télévisions, Europe Créative MÉDIA et le CNC.
Pendant les sept semaines du programme, du 30 octobre au 18 décembre 2014, l’activité quotidienne de la plateforme a permis la création de plus de 800 personnages et de près de 11 000 textes publiés, soit l’équivalent d’« un roman de 200 pages par jour », selon le bilan publiépar l’équipe à la fin de l’aventure.
Alors que la promesse initiale était de voir apparaître son personnage dans la série télé, on se rend compte a posteriori que le processus de création à l’œuvre dans anarchy.fr a dans les faits plus à voir avec celui de la fan fiction : les internautes, à partir d’une trame préalable donnée, ont pu donner libre cours à leur imagination et à leurs talents littéraires. Ce sont les interactions possibles entre les différents personnages créés – et donc entre les internautes – qui ont contribué à créer une véritable communauté virtuelle, éphémère mais intense, comme peuvent en témoigner les gagnants de l’expérience.
UN BILAN MITIGÉ : UNE DICHOTOMIE TROP GRANDE ENTRE LA TÉLÉ ET LE WEB
Ironie des choses, la série télévisée s’avère le grand point faible du dispositif : reléguée à une case de plus en plus tard en soirée dans la grille horaire, la série n’attire que 80 000 téléspectateurs par semaine en moyenne, rattrapage compris. La communauté d’anarchy.fr s’en désintéresse rapidement pour se concentrer uniquement sur le site. Plus symptomatique encore, aucun live tweet n’est lancé pendant la diffusion antenne – même le compte officiel se tait à ce moment-là.
Alors que la série diffusée à l’antenne, aussi tardivement soit-elle, aurait dû agir comme un moteur et permettre au site de décoller, c’est presque le contraire qui s’est produit : le site est devenu une sorte de machine autoalimentée qui fonctionne en continu.
L’erreur a été de trop séparer les arcs narratifs du Web et de l’antenne dans l’optique de rendre les deux médias autonomes. En effet, l’histoire de la série télé se concentre uniquement sur une fondation caritative belge se préparant à l’afflux de Français dans le besoin. Si la parodie de l’univers humanitaire pouvait prêter à sourire, ce quasi huis clos n’a que peu à voir avec les événements du reste de la France en crise, notamment les soubresauts politiques qui ont largement alimenté la fiction en ligne.
« Au fond, ce que les gens avaient envie de voir, c’était plutôt cette histoire mise en scène – non pas un huis clos belge en France – mais de voir vraiment comment cette histoire se déploie dans le pays. Il nous manquait un peu de moyens pour faire cela. On n’avait pas assez d’argent », a avoué récemment Boris Razon.
Forte d’un dispositif intéressant et un succès qualitatif (l’engagement des internautes dans l’histoire) et conçue dès le début comme fiction participative, la série Anarchy a fait preuve d’une grande ambition narrative, dont le semi-échec en terme d’auditoires – espérons-le – ne freinera pas les ardeurs des diffuseurs historiques, les seuls à même de fédérer le grand public.