CANNES NEXT : 2016, L’ANNÉE ZÉRO DE LA RV

La réalité virtuelle (RV) en prises de vue réelles, est-ce bien du cinéma? Cette question fut au cœur des échanges de l’imposante programmation du pavillon NEXT entièrement consacrée aux multiples défis ainsi qu’aux possibilités créatives, financières et technologiques que représente la RV, et ce, quelques mois seulement après la mise en marché des premiers casques auprès des consommateurs.

L’événement, annoncé en grande pompe par le Marché du Film de Cannes, s’est amorcé quelques jours seulement après les déclarations controversées de Steven Spielberg, qui a qualifié de « dangereuse » la latitude du spectateur d’orienter son regard là où bon lui semble. Cette prise de position lui a valu les critiques de Forbes et du blogue UploadVR.com, puis celle de Meghan Neal de Motherboard Vice, qui a avancé à son tour que la narration traditionnelle était en train de nuire irrémédiablement la RV. Le mariage du cinéma et de la réalité virtuelle serait-il d’abord et avant tout une affaire de clivage générationnel?

Real Virtuality. Crédit photo : Artanim

La première édition des VR Days fut constituée d’un bouquet de projections collectives simultanées (30 places) suivies de démonstrations, de tables rondes et d’installations immersives comme l’environnement 3D multi-utilisateurs Real Virtuality de la Fondation Artanim et le simulateur à vol d’oiseau Birdly – qui combine la RV et une station de mouvements robotisée.

Une série de présentations nationales ont permis de faire l’expérience des plus récentes percées en RV en provenance de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique du Nord, notamment le pavillon israélien, promoteur de dix expériences immersives issues du festival et incubateur technologique Steamer et de technologies inédites comme la caméra de captation RV en direct Vuze, ainsi qu’une importante délégation canadienne autour de la RV de genre et des dernières expériences documentaires de Felix & Paul Studios.

PREMIÈRES PROJECTIONS PRUDENTES

La firme Deloitte a animé la table ronde la plus courue de la semaine portant sur la monétisation des contenus de réalité virtuelle, tous genres confondus. Les pronostics les plus conservateurs évaluent à 1 G$US la valeur du marché actuel, constitué à 70 % des ventes d’équipement (casques et écouteurs dédiés, logiciels, etc.). Un total de 2,5 millions de casques devraient ainsi trouver preneur d’ici la fin de l’année. Le lancement de l’appareil PlayStation VR n’est prévu qu’au mois d’octobre et, sans surpris, l’offre actuelle est constituée principalement de jeux vidéo.

La prédiction de la firme Goldman Sachs d’une croissance du marché de la RV atteignant les 80 G$ d’ici 2020 a fait sourciller la majorité des participants à NEXT. Pendant ce temps, Paul Lee, directeur de la recherche en technologie et médias de Deloitte au Royaume-Uni, a tenu à relativiser le taux de pénétration de la RV auprès du grand public, puisqu’il se vendrait autant de téléphones intelligents en une demi-journée que de casques de réalité virtuelle en un an.

Parmi les raisons invoquées, mentionnons le prix et le poids des premiers appareils mis en marché autant que la durée limitée des expériences et la nécessité de faire la promotion de contextes d’utilisation propres à chaque type de contenu.

LA RV ENTRE HOLLYWOOD…

« Si une image vaut mille mots, une expérience de RV doit bien en valoir un million », prétend Mike Dunn, président de 20th Century Fox Home Entertainment. Par le biais de sa nouvelle filiale Fox Innovation Lab, l’entreprise fut parmi les premiers studios hollywoodiens à investir le terreau de l’immersivité, notamment avec The Martian VR Experience (2015), une aventure de 30 minutes ayant provoqué des files d’attente de plus de cinq heures lors du dernier festival de Sundance.

Pour Alex Barder, fondateur de VRwerks et producteur de Paranormal Activity VR, il existe un réel défi de développer au sein de l’industrie du cinéma de véritables services dédiés à la création immersive, alors que les actuelles initiatives d’envergure sont surtout issues des filiales de marketing et des studios d’effets visuels de Hollywood ou encore le fruit du travail des ingénieurs et des entrepreneurs de San Francisco et de la Silicon Valley.

Pour sa part, Mario Kenyon du studio Furious M estime que le premier « Spielberg de la réalité virtuelle » sera vraisemblablement un membre de la génération du millénaire ayant intégré dès l’enfance le concept d’immersion et de réalité augmentée à l’aide des premières applications mobiles.

… ET LA SILICON VALLEY

Eugene Chung, un des rares « vétérans » de l’industrie de la réalité virtuelle (il a co-créé l’Oculus Story Studio) s’est amené à NEXT après avoir conquis Sundance, puis Tribeca avec ses animations en RV The Rose and I et surtout Allumette, considérée par Wired comme le tout premier chef d’œuvre de réalité virtuelle.

Allumette. Crédit photo : Penrose Studios

Penrose Studios, entreprise qu’il a fondée il y a moins d’un an, est surnommé le Pixar de la RV en raison d’un modèle d’affaires propre aux entreprises de la Silicon Valley : première ronde de financement conclue à 8,5 M$US, droits de propriété intellectuelle sur le contenu et la technologie, équipe de pointe issue des meilleurs cerveaux en design, en animation et… en affaires.

Selon lui, le modèle d’affaires de la RV doit se différencier de ceux établis pour les contenus médias traditionnels et les jeux vidéo. Il a donné accès à ses premières œuvres gratuitement pour une durée limitée. La tarification risque de varier en fonction de la durée des œuvres. Plusieurs studios comme le sien souhaitent mettre sur pied leur propre plateforme transactionnelle, mais déjà, des joueurs comme Hulu s’activent autant à faire l’acquisition de licences que de mettre au point des interfaces immersives pour le contenu linéaire.

L’interface immersive proposée par Hulu

LA FRANCE VOIT L’AVENIR EN RV

Cette année, plus d’une centaine de participants ont assisté à la présentation cannoise du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) consacrée à la réalité virtuelle. C’est dix fois plus qu’en 2015 selon les organisateurs, prouvant ainsi l’engouement croissant que suscitent les narrations immersives. En 2015, le CNC a investi un million d’euros dans une vingtaine de projets de réalité virtuelle grâce à une combinaison d’aides financières attribuées au contenu et à la technique en plus du crédit d’impôt international.

Ma Loute 360. Crédit photo : ARTE

Sur la scène internationale, deux expériences françaises ont retenu l’attention au cours des derniers mois. ARTE, qui a profité du Festival de Cannes pour lancer Jours de tournage – une expérience à 360°, une nouvelle collection documentaire en réalité virtuelle, a financé I, Philip, une expérience d’anticipation sur la vie et l’œuvre de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, réalisée par Okio-Studio en collaboration avec Headspace, studio de son immersif de Montréal.

Notes on Blindness: Into Darkness, le complément RV du documentaire sur l’expérience de la cécité portant le même nom, a également récolté des éloges aux festivals de Sundance et de Tribeca. C’est le fruit d’une collaboration entre la société de production cinématographie AGAT Films/Ex-Nihilo et la start-up numérique AudioGaming.

Crédit: CNC
Le CNC a annoncé dans la foulée sa participation à la première édition du Paris Virtual Film Festival (7-18 juin), où sera présentée une quinzaine d’expériences de fiction immersive françaises et internationales, un panel sur les enjeux cognitifs de l’expérience utilisateur, ainsi qu’un VR Lab durant lequel 10 producteurs et trois auteurs seront invités à s’initier aux défis de création en réalité virtuelle, afin d’assurer à la France de conserver son statut de pionnier de l’immersivité dans le monde.

À la lumière de ces premiers VR Days fort instructifs, il sera intéressant de valider à Cannes l’an prochain si la vague de désillusion anticipée pour les cinq prochaines années deviendra réalité, virtuelle ou non.


Charles Stéphane Roy
Charles Stéphane Roy est producteur multiplateforme et chargé de l’innovation à La maison de prod depuis 2013. Il fut auparavant rédacteur en chef du quotidien Qui fait Quoi, puis réalisa des mandats d’analyse stratégique pour l’Observatoire du documentaire du Québec et le Groupe Évolumédia. Ses projets, qui intègrent filmtech et modèles d’affaires innovants, ont été sélectionnés à Cannes NEXT, Cross Video Days et l’accélérateur Storytek, en plus de se mériter le POV Hackathon Award et le Prix HackXplor Liège TV5 Monde.
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