Combler l’écart de valeur: où sont les millionnaires de YouTube?

Alors que les créateurs en ligne sont aux prises avec une baisse des tarifs publicitaires et doivent se contenter de miettes en guise de paiement chaque fois que leurs œuvres sont visionnées, des plateformes et des entrepreneurs artistiques ripostent en présentant de nouvelles options.

Pendant le discours de clôture qu’il a prononcé au 6e Festival Buffer annuel le 27 septembre dernier à Toronto, le créateur en ligne devenu entrepreneur Jack Conte a présenté à l’écran une diapo illustrant la réalité de nombreux créateurs en ligne. Cette diapo en particulier illustrait la page des revenus et engagements de son compte Google AdSense, laquelle présente combien de fois ses vidéos ont été visionnées et combien il a empoché en revenus. La diapo brossait un portrait plutôt sombre: pour un total de 1 062 559 visionnements et de 1 919 583 minutes visionnées, il a empoché des revenus totaux estimés à 166,10$.

Ces chiffres vous semblent sûrement à des années-lumière de ce que vous avez pu entendre à propos de Youtubeurs partis de rien pour devenir millionnaires. Vous savez, ces ados et adultes dans la jeune vingtaine ayant réussi à utiliser une caméra installée dans leur chambre à coucher pour devenir des célébrités mondiales et gagner beaucoup d’argent. Bien sûr, de telles personnes existent, mais elles représentent essentiellement les membres du « un pour cent » de la plateforme dont les gains n’ont aucune commune mesure avec ceux du Youtubeur moyen. Pour faire partie de la classe élite de Youtubeurs qui empochent des millions de dollars par année, il vous faut des millions d’abonnés – en fait, souvent plus de 10 millions, mettre en ligne entre trois et cinq nouvelles vidéos chaque semaine et employer du personnel pour vous aider à gérer un volume de production qui n’est pas sans rappeler celui qu’on associe à une émission de télévision.

Une telle approche à la production peut s’avérer viable pour un petit pourcentage de créateurs; cependant, pour une majorité des personnes qui publient le fruit de leur labeur en ligne, on est loin d’une industrie artisanale. Aussi, comme la plupart des créateurs ne comptent pas des millions d’abonnés ou n’ont pas les ressources nécessaires pour se doter d’une équipe de production, Jack Conte a fondé Patreon, une plateforme en ligne qui facilite le financement participatif par abonnement des adeptes au bénéfice des artistes. La prémisse est simple: si vous aimez le travail d’un artiste, prenez l’engagement de lui envoyer de l’argent chaque mois.

Dans les cinq ans qui se sont écoulés depuis le lancement de Patreon, la plateforme est passée de zéro mécène ou artiste à quelque 1 million de mécènes et 50 000 créateurs. Cette année, la plateforme est positionnée pour verser 300 millions de dollars à des créateurs, soit deux fois plus que les montants versés en 2017. On rapportre que quelques douzaines de ces créateurs génèrent des revenus dans les six chiffres grâce à la plateforme. Bien qu’il ne figure pas parmi les créateurs qui reçoivent le plus de soutien de Patreon, le baladodiffuseur canadien Jesse Brown a bâti sa marque Canadaland à partir d’un seul balado portant sur la critique médiatique au Canada. Ce balado unique a fini par donner naissance à tout un réseau d’émissions. Et, à cette fin, il a utilisé Patreon, où près de 4 000 mécènes s’engagent à verser un peu plus de 20 000$ par mois à Canadaland, et c’est l’apport de commanditaires publicitaires qui complète les revenus qu’il génère par le biais de Patreon.

Ce que font les créateurs et les plateformes pour combler l’écart de valeur

L’expression « écart de valeur » est généralement utilisée pour décrire les miettes auxquelles les musiciens ont droit depuis récemment en échange de la diffusion de leurs œuvres sur Spotify ou YouTube. Cependant, l’expression convient aussi aux créateurs en ligne en général qui sont de plus en plus confrontés aux défis imposés par un marché en ligne où il y a surabondance de créateurs – scénaristes, cinéastes, baladodiffuseurs, comédiens, blogueurs beauté, conditionnement physique ou mode de vie ou encore musiciens – et où il est impossible de partager la tarte publicitaire entre un nombre infini de personnes.

Comme en témoigne la diapo présentée par Jack Conte, indiquant qu’il a touché un peu plus de 100$ pour plus d’un million de visionnements, le temps et les ressources que les créateurs investissent dans leur travail n’ont souvent rien à voir avec les maigres paiements que leur versent les plateformes en ligne. Pire encore, ces paiements sont en baisse depuis quelque temps, et notamment l’an dernier durant l’Adpocalypse, soit le boycottage d’annonceurs mécontents de voir leurs publicités apparaître aux côtés de vidéos qu’ils jugeaient inappropriées ou autrement « préjudiciables à leur marque ». Par conséquent, des centaines de millions de dollars sont disparus de la canalisation publicitaire, celle-là même qui alimentait financièrement les créateurs.

L’après-Adpocalypse

Bien que le pire de l’Adpocalypse semble être derrière nous, l’époque où des créateurs pouvaient gagner leur vie sur YouTube à partir uniquement de dollars publicitaires est bel et bien révolue. Aujourd’hui, il faut absolument pouvoir compter sur plusieurs flux de recettes et YouTube a mis au point une série d’outils de monétisation non publicitaire pour aider des créateurs à ne plus dépendre uniquement des paiements au clic. Au cas où vous vous demandez dans quelle mesure YouTube s’engage à faciliter des modèles d’entreprise au-delà du partage de recettes publicitaires, la société compte désormais un « chef de la monétisation alternative » en la personne de Rohit Dhawan. C’est lui qui a livré le discours d’ouverture à la journée Buffer Festival Insight Series consacrée aux aspects commerciaux de l’industrie du contenu en ligne qui évolue sans cesse.

Dhawan a fait l’affirmation suivante en toute franchise à l’ouverture de l’événement : « Mon travail consiste à maximiser les gains réalisés par les créateurs. » Et ça porte fruit jusqu’à maintenant. On rapporte que le nombre de Youtubeurs qui gagnent au moins 10 000$ par année a augmenté de 35% au cours des douze derniers mois, tandis que le nombre de créateurs gagnant dans les six chiffres est en hausse de 40%. Cependant, le nombre réel de créateurs par palier n’a pas été rendu public.

Meilleures perspectives de revenus et meilleure intégration des fonctions

La voie vers l’enrichissement des créateurs passe par l’intégration des fonctions de marchandisage et de billetterie directement dans la plateforme, l’introduction d’adhésions à des chaînes par abonnement assorties d’offres exclusives et de fonctionnalités comme Super Chat, un clavardage interactif en direct qui permet aux adeptes d’interagir directement avec leurs Youtubeurs préférés par l’achat d’outils de clavardage comme des émojis, des placements et des couleurs pour mettre en évidence leurs messages dans le fil de clavardage en direct.

https://www.youtube.com/watch?v=XpakurYlFRc

Dhawan a rapporté que 64% des créateurs qui utilisent Super Chat ont doublé les revenus qu’ils tirent de YouTube. Il a aussi souligné des histoires à succès comme Lucas the Spider, dont le créateur a vendu pour 1 million de dollars de marchandises en l’espace de 18 jours en recourant à la nouvelle fonction eCommerce intégrée.

YouTube intègre aussi dans son offre aux marques et aux créateurs des fonctionnalités habituellement confiées à des agences tierces. Pour simplifier les relations entre les Youtubeurs et les marques, YouTube a fait l’acquisition de la plateforme de marketing d’influenceur Famebit de Toronto en 2016, ce qui a permis de réunir des dizaines de milliers de créateurs avec plus de 10 000 marques. Ce qui distingue Famebit d’autres agences de marketing d’influenceur est la méthode qu’elle utilise pour apparier des publicitaires à des créateurs de contenu. Au lieu de soumettre des créateurs à des auditions sur la base des œuvres qu’ils ont déjà mises en ligne sur YouTube ou d’autres plateformes virtuelles, l’agence lance des demandes d’idées à quelques centaines de créateurs, desquels une dizaine à une vingtaine sont choisis par la marque aux fins d’une campagne qui est souvent mise en ligne dans divers canaux de médias sociaux.

Bien que l’approche de type « guichet unique » de YouTube à ces nouvelles fonctionnalités ait donné lieu à une nouvelle ressource fort utile pour plusieurs, on dénombre aussi des critiques contre un système centralisé qui regroupe toutes les fonctions en un seul endroit: distribution vidéo, marketing d’influenceur, monétisation publicitaire, marchandisage et billetterie. Une sceptique des nouveaux programmes a provoqué une mini-tempête sur Twitter en utilisant le mot-clic associé à la journée Buffer Festival Insight Series, critiquant YouTube pour avoir lancé de nouvelles fonctions qui « créent une dépendance plus profonde » entre la plateforme et les créateurs tout en redirigeant les commissions d’un éventail d’agences tierces vers le site propriété de Google.

Que vous soyez pour ou contre les services centralisés proposés par YouTube, ceux-ci ne sont à présent qu’une des nombreuses options disponibles pour les créateurs qui souhaitent s’étendre au-delà des revenus générés par la publicité. Outre le financement participatif proposé par Kickstarter et Indiego ou le modèle par abonnement / adhésion de Patreon, d’autres plateformes, telles que Facebook, Instagram, Twitter et Snapchat, sont en train d’ajouter des vidéos de plus long format à leurs offres. Ces joueurs expérimenteront certainement avec une variété de modèles d’affaires, leurs plateformes devenant aussi engageantes que le contenu qui les habite.


Leora Kornfeld
Jusqu’à présent, Leora Kornfeld a été vendeuse dans un magasin de disques, animatrice à la radio de la CBC, rédactrice de cas à la Harvard Business School, blogueuse et cruciverbiste chevronnée. Elle est actuellement consultante en médias et en technologies et travaille avec des clients américains et canadiens.
En savoir plus