COVID-19: Que réserve l’avenir aux studios de jeux vidéo?
Alors que le processus de déconfinement se poursuit, le secteur de l’audiovisuel, qui était en mode gestion de crise, s’apprête progressivement à passer à une nouvelle étape. Que faire maintenant? De toute évidence, l’industrie devra effectuer d’importants changements à court et moyen terme. Mais qu’arrivera-t-il à long terme? Comment l’industrie réagira-t-elle ― et anticipera-t-elle ― ces changements? Quelles questions cruciales doit-on se poser face à ce qui nous attend ― et qui aura les réponses? Le présent article est le quatrième d’une série qui se penchera sur l’avenir du secteur audiovisuel canadien, une industrie qui émerge lentement des diverses mesures de confinement et autres restrictions imposées afin de limiter la propagation de la COVID-19.
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Les studios de jeux n’ont pas été frappés aussi durement que les boîtes de production télévisuelle, car la plupart des jeux sont produits par des développeurs et des concepteurs qui travaillent à l’ordinateur. Dans le secteur des jeux, beaucoup travaillaient donc déjà partiellement ou entièrement à domicile. La transition vers le télétravail a donc été plus facile.
Le défi du travail à domicile
Evan Jones, le propriétaire et directeur créatif de Stitch Media, travaille de chez lui depuis 2012. Mais le travail à domicile a tout de même été un défi, car sa femme et lui ont dû ajouter à leurs responsabilités professionnelles la scolarisation de leur fils. De nombreux membres du personnel de Jones ont connu les mêmes difficultés, et il a dû accepter une baisse de productivité. «Il n’y a rien que je puisse faire à part comprendre, accommoder et adapter les horaires», dit-il. Stitch Media a dû déplacer des jalons de production importants et rééquilibrer le temps consacré au travail. «Dans une certaine mesure, c’est exactement ce qu’est le développement de jeux. Il s’agit d’évaluer le “est-ce assez bon” et de savoir où arrêter. La pandémie a rendu ça possible», ajoute Jones.
Le développement de jeux est un travail d’équipe. Comme tel, le travail à distance présente des défis pour les studios qui tentent de maintenir une équipe soudée. «Il existe beaucoup de meilleures pratiques pour établir un studio à distance, mais celles-ci ne tiennent pas compte du stress supplémentaire d’une pandémie. C’est donc un nouveau territoire pour tout le monde», affirme Tanya X. Short, cofondatrice de Kitfox Games.
«La nouvelle réalité impose une taxe sur la créativité. Beaucoup de bonnes idées naissent de la collaboration», indique Philip Barclay, producteur exécutif chez Sabotage Studio. Sapna Dayal, productrice exécutive chez Brass Token, déclare pour sa part que la taille même des fichiers numériques échangés entre les membres d’une équipe pose un défi supplémentaire pour le travail à domicile, car la plupart des connexions Internet à domicile ne sont pas assez robustes pour les gérer. Cela ralentit la production et peut avoir une incidence sur les horaires.
Son entreprise a créé un studio interne de capture de mouvements, car son jeu actuel, The Chant, en dépend en bonne partie. Pour Brass Token, il était plus logique, d’un point de vue économique, d'avoir son propre studio de capture de mouvements que d’avoir recours à un studio externe. Le studio était sur le point de tourner tout juste avant que la pandémie ne frappe. Bien que Brass Token soit établie en Colombie-Britannique et puisse maintenant reprendre la production, l’équipe n’est pas sûre de savoir quand elle le fera. Elle estime qu’il s’agit davantage d’une question du niveau de confort des personnes concernées que des directives gouvernementales. Dayal affirme que des entreprises situées dans d’autres juridictions ayant déjà repris le travail ont communiqué avec elle pour de la production de service, mais que Brass Token est davantage influencée par ce que font les autres studios de Vancouver. Le consensus autour de la reprise du travail, dit-elle, semble être «pas pour bientôt.»
«La communauté de studios indépendants à Québec est tissée serrée, et nous nous parlons beaucoup», explique Philip Barclay. Les studios de la ville échangent des conseils en matière de gestion du personnel dans cette nouvelle réalité. Les studios expérimentés partagent leurs idées avec les plus petits, qui emploient souvent un personnel moins expérimenté. Le défi consiste à gérer le flux de travail sans toutefois verser dans la microgestion au point de tuer la créativité. «Il vous faut une structure de gestion qui vous permet de savoir ce que font les gens sans pour autant vouloir tout contrôler», ajoute Barclay.
Prendre le temps de changer la culture
Dan Fill, le président de Dark Slope Studios, avance que «la COVID nous a permis de prendre du recul et de réfléchir à qui nous sommes et où nous devons apporter des changements». Par exemple, dans la foulée des manifestations liées au mouvement Black Lives Matter, les dirigeants de Dark Slope ont examiné leur bureau et réalisé que, malgré le fait que leur personnel est multiculturel, ils n’emploient aucune personne noire, et aucune femme ne siège à leur conseil d'administration. Dark Slope prévoit modifier ses pratiques d’embauche ainsi que d’explorer le développement de contenu pour combler ces lacunes.
Plus récemment, le secteur nord-américain des jeux a été secoué par un certain nombre de plaintes pour harcèlement, ce qui a poussé au moins un grand studio canadien à restructurer son équipe de direction. Selon Tania X. Short, «les sociétés de jeux ont pu privilégier le profit et l’efficacité au détriment de la santé de leurs employés. La situation évolue lentement, mais le point positif de cette pandémie est que l’industrie exige collectivement que les entreprises donnent la priorité à la santé et au bien-être de leurs employés.»
Miriam Verburg, la PDG de Bloom Digital Media, espère un résultat positif. «De nombreux mauvais acteurs sont interpellés. Maintenant que les gens travaillent à domicile, je pense qu’ils seront plus enclins à dénoncer. Le secteur gagne de l’argent et a besoin de ses employés. Le résultat final sera, espérons-le, une plus grande équité.»
Gérer le coussin financier
Plusieurs des développeurs de jeux interrogés pour cet article sont reconnaissants de l’aide sectorielle et fédérale qui leur a donné un coup de pouce pour payer leurs factures, en particulier lorsque la filière du travail de service s’est tarie. De nombreux studios de jeux dépendent du travail de service pour maintenir leur trésorerie pendant qu’ils travaillent sur leurs propres propriétés intellectuelles. Stitch et Dark Slope ont tous deux fait état d’un effondrement de la quantité de travail de service et d’une inquiétude quant au développement commercial à long terme (vous trouverez plus d’information à ce sujet dans l’étude de Nordicity sur les répercussions de la COVID-19 sur le secteur des médias numériques interactifs).
«Stitch a été protégé de nombreux effets du marché grâce au soutien d’Ontario Créatif et du Fonds des médias du Canada. Cependant, rien n’a encore été financé pour 2021», affirme Evan Jones. Sapna Dayal, de Brass Token, fait écho à ses réflexions: «Les finances représentent un énorme défi. Nous n’étions pas admissibles à la plupart des prestations d’urgence pour répondre la COVID parce que notre entreprise est au stade pré-revenus. Le Fonds des médias du Canada et Téléfilm nous ont beaucoup soutenus et nous leur en sommes reconnaissants», déclare-t-elle.
Le divertissement hors foyer (DHF) ― c’est-à-dire les jeux de RV dans les arcades de RV ou les parcs thématiques ― représente une part importante des activités commerciales de Dark Slope. Bien entendu, ces activités se sont pratiquement arrêtées pendant le confinement. «Dark Slope aurait été anéanti, n’eût été les fonds du FMC et de l’aide d’urgence», ajoute Dan Fill. Cependant, ce dernier reste optimiste quant à la reprise du DHF ― des salles ont déjà rouvert leurs portes dans certains États américains. Pour Dark Slope, l’accent est mis sur la sécurité et la société veut s’assurer que les bailleurs de fonds ne remettent pas en cause ce modèle économique. Si les bailleurs de fonds ne soutiennent pas le contenu maintenant, il n’y aura pas de contenu pour les salles de DHF lorsqu’elles rouvriront.
Toutefois, Dark Slope ne met pas tous ses œufs dans le panier du DHF. Avant que la pandémie ne frappe, l’entreprise avait commencé à explorer la simulation d’apprentissage en RV. Deux de ces projets se sont avérés très opportuns. Le premier, développé en partenariat avec l’Université Ryerson, enseigne des tactiques de désescalade aux policiers. Le deuxième propose une formation sur les respirateurs artificiels aux infirmières. Dark Slope affirme qu’elle fait désormais appel à un plus grand nombre de développeurs pour développer ce volet de ses activités.
Le défi du marketing
Vendre des jeux issus de studios indie est déjà un défi, les principaux obstacles étant la découvrabilité et le prix. «Nous sommes déjà en train d’escalader le mont Everest et la COVID ne fait qu’ajouter quelques mètres supplémentaires à cette ascension», explique Evan Jones. Les activités de marketing et de développement commercial des jeux vidéo reposent très largement sur des salons professionnels en présentiel, comme la Game Development Conference (GDC), Nordic Games et le Gamescom. Stitch a assisté aux versions virtuelles que beaucoup de ces salons ont tenues, mais l’entreprise ne les a pas trouvées aussi efficaces. L’achalandage était plus faible, et il n’y a l’effet multiplicateur qui tient traditionnellement du fait que le public est attiré par des stands voisins de ceux qu’ils visitent.
Brass Token n’a pas participé à des conférences virtuelles, car l’impératif de l’entreprise est d’étirer chaque dollar disponible. Le studio s’est plutôt concentré sur les rencontres qu’ils peuvent obtenir par eux-mêmes.
Sabotage Studios devait dévoiler son prochain jeu, Sea of Stars, à la GDC. Lorsque la conférence a été annulée, l’entreprise a pu replanifier 90% de ses réunions à distance tout en minimisant le chaos. Également, elle explore de nouveaux canaux de marketing qui se sont développés entre-temps, comme la présentation d’une bande-annonce au Summer Games Fest, une nouvelle chaîne YouTube dédiée à la promotion de jeux. Tout le monde s’accorde cependant pour dire que ce qui est perdu, c’est la capacité de rencontrer de nouvelles personnes et les rencontres aléatoires qui se produisent dans les couloirs ou dans le cadre d’événements sociaux. Il n’existe aucune solution technologique à la perte de la sérendipité.
Bloom Digital devait aussi lancer cette année son «roman visuel» intitulé Later Daters à la GDC, au Gamescom et au Pax West. Après l’annulation de ces événements, le développeur a engagé une société de relations publiques et intensifié son plan de médias sociaux pour atteindre directement les consommateurs. Il a également payé des joueurs actifs sur les plateformes de streaming pour mener une campagne d’influenceurs. Ces nouvelles tactiques ont permis d’améliorer la visibilité du jeu, et son lancement s’est avéré plus efficace que celui du dernier jeu lancé avant la COVID, Long Story. Il n’est toutefois pas certain que cette stratégie ait permis d’augmenter les ventes. «Je m’attends à ce que, en allant de l’avant, j’utilise les deux stratégies. Mais je sais que je ne dépenserai plus jamais autant sur des événements», déclare Miriam Verburg.
Sapna Dayal voit dans le contexte actuel une période propice pour les producteurs de jeux vidéo, car «il y a bien des limites à regarder Netflix.» Philip Barclay est d’avis que les plateformes deviennent plus agressives en essayant d’augmenter leurs parts de marché et qu’elles auront besoin de contenu pour y parvenir. «C’est une occasion que les studios indépendants doivent saisir. Les transactions se font très rapidement.»
Comme pour le contenu télévisuel, le marché recherche du contenu plus convivial et des jeux riches en histoires plutôt que des jeux d’action. Selon Verburg, «l’auditoire augmente et cela va changer ce qui doit être fait. Les familles ne recherchent pas des jeux ultra-violents et longs à jouer». Elle y voit une occasion pour les jeux basés sur des histoires comme ceux que produit Bloom Digital. Comme conceptrice de jeux, Tanya X. Short a toujours été intéressée par les jeux «confortables» et les jeux en co-op. Ce sont des styles de jeux qui, selon elle, gagnent actuellement en popularité. Les ventes de Kitfox sont en hausse depuis mars, et Short estime que c’est parce que «les gens recherchent des jeux d’évasion pour se distraire et se conforter».