Cucumber Banana Tofu : le transmédia à la sauce anglaise
En janvier dernier, une étrange litanie ressemblant à s’y méprendre à une liste d’emplettes est apparue sur les écrans des téléspectateurs britanniques et sur Twitter : Channel 4 lançait-elle une nouvelle émission culinaire?
Cucumber, Banana et Tofu sont en réalité les noms donnés à la nouvelle œuvre transmédia de Russel T. Davies, créateur de Queer as Folk et Torchwood et « showrunner » de Doctor Who de 2005 à 2010. Trois séries, diffusées sur trois canaux différents, pour raconter une seule et même histoire (ou presque).
Une histoire transmédia
Mon premier, Cucumber, est une série dramatique longue d’une heure diffusée sur Channel 4. Mon second Banana, est une comédie de situation de 26 minutes diffusée le même soir sur E4 (une autre chaîne du même groupe). Enfin, mon troisième s’appelle Tofu : une websérie documentaire, aux épisodes d’environ 11 minutes, mise en ligne sur 4oD, la plateforme de vidéo sur demande du groupe.
Mon tout est la suite non avouée de Queer as Folk qui, en 1999, a contribué à démocratiser la question de l’homosexualité en ayant pour héros des personnages gais à Manchester. Les trois déclinaisons de la série explorent en huit épisodes autant de couples et de variations amoureuses à l’heure des réseaux sociaux et des applications de rencontre.
Cucumber commence en suivant Henry et Lance, un couple de quarantenaires qui vivent ensemble, ainsi que leurs familles, collègues et amis. Ils sont heureux en apparence, mais leur histoire volera en éclats à la suite d’un malheureux concours de circonstances : « the worst date night in history » (la pire soirée en amoureux de l’histoire).
Dans Banana, l’accent est mis sur des personnages plus jeunes, à commencer par Dean et Freddie, les nouveaux colocataires d’Henry, le personnage de Cucumber qui retrouve une certaine fraîcheur – tout comme les téléspectateurs – à côtoyer ces jeunes adultes. Rapidement, la série s’intéresse à d’autres personnages qui deviennent les héros le temps d’un épisode.
Enfin, dans Tofu, anonymes et acteurs de la série se succèdent pour témoigner devant la caméra de leur rapport à l’amour, au sexe et à leur propre intimité.
Pendant huit semaines, les téléspectateurs des plateformes du groupe Channel 4 peuvent ainsi plonger dans une histoire de feuilletons (Cucumber et, dans une certaine mesure, certains arcs de Banana), une anthologie d’histoires gaies (Banana) et une collection de témoignages sans fards sur les pratiques (homo)sexuelles contemporaines (Tofu).
La métaphore culinaire utilisée pour nommer les trois séries provient d’une étude scientifique visant à catégoriser la dureté d’une érection – du tofu au concombre – ce qui a immédiatement inspiré Russel T. Davies à découper son histoire en trois séries distinctes, comme il l’explique dans le communiqué de lancement : « Dès cet instant, je savais que j’avais trouvé ma série dramatique. »
Un ménage à trois… réinventé
Si l’on s’en tient à la stricte définition du transmédia, à savoir une histoire racontée sur plusieurs plateformes de manière coordonnée et harmonisée, l’auteur Russel T. Davies est alors un architecte transmédia qui s’ignore.
Les liens entre les deux fictions, Cucumber et Banana, sont explicites : entre les deux, il y a un échange incessant de personnages, et parfois même de scènes et d’intrigues, qui doit être passionnant à orchestrer pour le scénariste-producteur. Ainsi, une scène de Cucumber peut se voir reproduite dans Banana, mais d’un rythme ou point de vue totalement différent.
Cucumber gravite autour de l’attachant Henry qui se voit catapulté dans une toute nouvelle vie au contact de ses jeunes colocataires, Freddie et Dean. Plus flexibles, ces deux personnages apparaissent aussi bien dans Cucumber que dans Banana : leurs amitiés et leurs (més)aventures sentimentales sont souvent le point de départ des intrigues autonomes qu’on présente dans Banana.
Ces liaisons sont visibles pour ceux qui regardent les deux séries, mais chacune des deux peut être regardée de manière autonome sans que le téléspectateur ait forcément le sentiment de « rater » quelque chose – critère essentiel pour la reconnaissance artistique de l’ensemble et de chacune de ses parties.
Cinquante nuances de gai
Tofu est un cas légèrement à part : la websérie est réalisée par Benjamin Cook, un jeune journaliste qui a notamment publié sa longue correspondance avec Russel T. Davies à l’époque de Doctor Who et qui s’est fait connaître en réalisant une documentaire de douze épisodes, Becoming YouTube, consacrée aux Youtubeurs britanniques.
Décrite par Channel 4 comme un « regard anarchique et divertissant sur le sexe », Tofu explore chaque semaine un thème abordé dans l’une des deux séries à l’antenne, avec le regard de témoins anonymes, d’âges et de milieux différents, mais aussi avec celui des comédiens de la série ou d’acteurs de porno gaie.
« Alors que Cucumber et Banana sont des fictions, nous savons que les récits les plus touchants, les plus tragiques et les plus crève-cœur sont souvent des histoires inspirées de la vraie vie », explique Russel T. Davies au sujet des témoignages compilés dans Tofu.
Ces témoignages ont été sollicités dans le cadre d’un appel en ligne où les volontaires devaient raconter leur meilleure « sexcapade ». Le tout un résultat plutôt hétéroclite, dense et très rythmé, incluant également – du moins dans les deux premiers épisodes – des scènes de fiction futuriste montrant une évolution technologique des relations amoureuses, dans une référence assez évidente à Black Mirror, la minisérie de Channel 4.
Une stratégie de diffusion bien menée
En plus de l’histoire, la diffusion a été coordonnée entre les différentes plateformes.
Cucumber, moteur de l’ensemble, est diffusée sur la chaîne principale du groupe, Channel 4, les jeudis soirs à 21 heures, tandis que Banana prend la relève tout de suite après, à 22 heures, sur E4. Tofu est mis en ligne une demi-heure plus tard, soit à 22 h 30. Ensemble, les trois émissions présentent en une seule soirée près de deux heures et quart de contenu à la ligne plus que cohérente.
Channel 4, la seule chaîne privée aux obligations de service public (créée à l’époque pour mettre fin au duopole BBC-ITV), est connue pour avoir mis à l’antenne des séries différentes, audacieuses et destinées à un public jeune : non seulement Queer as Folk, mais aussi Skins, Black Mirror, Utopia, Misfits… dont une bonne partie a d’ailleurs été adaptée outre-Atlantique. Lancée en 2011, E4 cible un public plus jeune (15-35 ans) et friand de séries américaines.
La trilogie Cucumber Banana Tofu a donc été pensée dans le cadre d’une stratégie globale de différenciation en fonction de la cible et du format, chose plutôt rare dans les œuvres transmédias habituelles. On se situe ici avant tout dans le registre télévisuel : rien d’étonnant, donc, à ce qu’un programme corresponde à une cible soigneusement définie.
Néanmoins, la catégorisation est plus souple qu’elle n’en a l’air et, de la même manière que Dean et Freddie apparaissent à la fois dans Cucumber et Banana, les téléspectateurs, sans égard à leur âge ou à leur orientation sexuelle, sont libres de naviguer entre les épisodes des trois séries.
Affrontant la très populaire série Death in Paradise sur BBC1 également diffusée les jeudis soirs, Cucumber n’a pas atteint les niveaux d’écoute habituels de Channel 4, alors que Banana a dépassé les moyennes d’E4Cependant, les deux séries ont fait l’objet de commentaires très positifs de la part des critiques britanniques.
Russel T. Davies et Channel 4 font aussi une œuvre militante de cette œuvre transgenre. En mettant en scène, dans un épisode de Banana, la monologuiste transsexuelle Bethany Black ou en consacrant un épisode de Tofu à la question de l’affirmation de son identité sexuelle, la triple série promeut la représentation de minorités qui sont habituellement sous-représentées à la télévision et dont Channel 4 se fait le porte-étendard.