Économie de l’attention: la conquête des cerveaux

Il s’agit du premier billet d’une série de trois approfondissant certains sujets abordés dans le rapport Découvrabilité : vers un cadre de référence commun. Dans ce billet, nous jetons un regard sur l’attention, une ressource qui est tellement convoitée dans l’univers numérique qu’elle est au cœur de son système économique. 

(…) ce qui était rare hier, les contenus, est devenu abondant, tandis qu’une nouvelle ressource s’est raréfiée : l’attention des consommateurs. C’est avec l’avènement des médias de masse que l’attention est devenue une « nouvelle monnaie », un phénomène capitalisable.

En 2004, le PDG de la chaîne de télévision privée française TF1, Patrick Le Lay, créait la polémique en déclarant que le modèle d’affaires de son entreprise reposait sur une proposition simple : vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs. Ce qui a changé depuis, c’est la rapidité avec laquelle cette proposition s’est complexifiée.

Source: Découvrabilité : vers un cadre de référence commun

Les choses étaient encore relativement simples lorsque Patrick Le Lay a déclaré que le modèle d’affaires de son entreprise reposait sur la vente du « temps de cerveau disponible » aux annonceurs. Facebook venait tout juste d’être lancé, Netflix n’était encore qu’un service de location de DVD par la poste et il faudrait attendre encore un an avant la diffusion de la première vidéo sur YouTube.

Mais les graines du grand changement à venir étaient semées. Un peu partout, on parlait du boom d’Internet et, au Canada, les revenus de publicité sur Internet augmentaient de 54 % par rapport à l’année précédente.

La vente de temps cerveau allait devenir une entreprise extrêmement fragmentée et complexe de même qu’un sujet de recherche de plus en plus raffiné.

La valeur marchande du travail de nos cerveaux

C’est l’économiste américain Herbert Simon, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1978, qui a imaginé l’expression « économie de l’attention » pour nommer le phénomène de la rareté de l’attention dans une société riche en information.

Aujourd’hui, plus que jamais, l’attention a une valeur : on la mesure, on la capitalise, on l’échange dans un marché aux ramifications nombreuses, où la concurrence est féroce et où les « médias de masse ont pour fonction de semer de l’information afin de moissonner de l’attention, qu’ils revendent ensuite à des annonceurs publicitaires », pour employer la formule d’Yves Citton, qui a dirigé l’ouvrage collectif intitulé L’économie de l’attention : nouvel horizon du capitalisme.

Dans ce livre, qui traite de cette forme « d’énergie mentale » qu’est l’attention sous plusieurs angles – sociologie, neurosciences, philosophie, éthique –, on examine en particulier les effets des technologies numériques sur ce phénomène qui s’est amorcé dans les années 1920 avec l’arrivée du premier outil de persuasion massive, la radio.

On y apprend entre autres que les neurosciences ont identifié dans le cerveau humain un système attentionnel qui travaille à filtrer l’important du moins important. On y apprend surtout que nos choix reposent moins sur des actions librement déterminées que sur des processus de détection presque automatiques reposant sur le travail de nos quelque cent milliards de neurones. Ces automatismes, les publicitaires ont très vite appris à les maîtriser pour attirer notre attention.

Cependant, de nos jours, en plus d’être hyper sollicités par des contenus et des distractions de toutes sortes, les gens se désintéressent de plus en plus des messages publicitaires, particulièrement ceux diffusés par la télévision traditionnelle.

Tirée du rapport The Rising Cost of Consumer Attention: Why You Should Care, and What You Can Do about It

Nous sommes, pour la plupart, passés maîtres dans l’art de changer de chaîne au moment des pauses publicitaires, de les sauter grâce aux enregistreurs vidéo personnels (EVP) ou encore de fixer notre attention ailleurs grâce entre autres aux appareils mobiles qui nous accompagnent partout. En ligne, les bloqueurs de publicité gagnent du terrain; de septembre 2014 à mars 2016, près de 5 millions d’applications de blocage ont été téléchargées en Europe et en Amérique du Nord.

Résultat : le coût de l’attention a considérablement augmenté pour les publicitaires. En parallèle, la qualité de cette attention – un indicateur qui peut se mesurer, par exemple, au nombre de visionnements complets d’une vidéo en ligne– décline.

Les solutions des publicitaires, les experts de la conquête de l’attention

Thales S. Teixeira, professeur de marketing à la Harvard Business School et spécialiste de l’économie de l’attention, propose des solutions pour réduire ces coûts et ranimer l’intérêt des auditoires. Par exemple, il recommande de produire des contenus qui augmentent le niveau d’attention, une recommandation qui pourrait être appliquée à tout contenu en quête d’attention.

Grâce à une expérience visant à mesurer le niveau de divertissement ressenti par des téléspectateurs devant des messages publicitaires, il arrive à la conclusion que plus un téléspectateur est diverti par une annonce, plus il sera enclin à la visionner jusqu’à la fin et plus il aura l’intention d’acheter le produit (mais jusqu’à un certain point – trop de divertissement conduirait à une réduction des intentions d’achat). Le divertissement est vendeur.

Poussant cette expérience plus loin, il a corrélé les résultats de tests de personnalité avec ceux de l’analyse des émotions ressenties et de la volonté des sujets à partager le contenu visionné.

Il arrive à plusieurs conclusions : les émotions ressenties, en particulier la joie et la surprise, expliquent en partie pourquoi on décide de partager un contenu, mais pour que ce partage se fasse à grande échelle, la personnalité de celui qui partage est particulièrement importante.

Les grands « partageurs » sont plutôt extrovertis et centrés sur eux-mêmes, tandis que les contenus partagés le plus souvent ont eux aussi une caractéristique commune : ils procurent au « partageur » un avantage personnel, en lui permettant d’acquérir un certain capital social (en lui permettant d’afficher ses valeurs personnelles ou encore d’être vu comme une personne bénéficiant d’un accès privilégié à des contenus intéressants).

Ainsi, il ne faut pas se demander quel est l’objectif de sa campagne publicitaire. La question qui s’impose est plutôt la suivante : quels objectifs atteindraient mes consommateurs s’ils partagent l’annonce?

Un brin manipulateur? Bien sûr, puisque c’est le propre de la publicité que de trouver les meilleurs outils pour capter notre attention et nous convaincre. Thales S. Teixeira appelle cette approche la « symbiose publicitaire » (en anglais, advertising symbiosis). En écologie, explique-t-il, la symbiose est faite d’interactions mutualistes qui impliquent des avantages pour les deux organismes associés. Cette proposition basée sur la procuration d’avantages mutuels devrait être prise en compte par tout créateur de contenu qui cherche à assurer la viralité de son contenu.

Le contenu est-il roi? Tout dépend de l’attention qu’on lui accorde

La croissance des organisations qui agissent dans l’économie de l’attention passe par leur capacité de récolter une ressource gratuite, notre attention. C’est ainsi que la télévision conventionnelle a prospéré au siècle dernier : en sollicitant l’attention des téléspectateurs en échange de l’occasion de leur présenter des propositions publicitaires.

Dans l’univers numérique, les moissonneurs ne se contentent plus d’engranger le nombre de paires d’yeux et leur identité démographique : les médias sociaux comme Facebook ont bâti un espace fermé de captation de données qui leur permet d’exploiter la pleine valeur de l’attention de leurs abonnés.

Il y a 20 ans cette année, Bill Gates a écrit [traduction] « Le contenu est roi. Je m’attends à ce que le gros de l’argent à faire sur Internet concerne le contenu, tout comme ce fut le cas jadis de la télédiffusion. » Depuis, l’expression a été paraphrasée et l’argumentaire de Gates, repris et contesté à toutes les sauces. Mais l’équation à sa base reste vraie : le vrai argent – the real money – provient de la même source : l’attention que nous accordons au contenu.


Danielle Desjardins
Danielle Desjardins offre des services d’analyse, de recherche et de rédaction aux entreprises et organisations des secteurs médiatiques et culturels par le biais de son entreprise La Fabrique de sens. Auparavant, elle était directrice de la planification à Radio-Canada, où, pendant une vingtaine d’années, elle a été responsable de dossiers stratégiques, institutionnels et réglementaires.
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