Et si l’avenir se trouvait dans les villes de taille moyenne?
Dans un nouveau rapport, le réalisateur et producteur J. Joly plaide pour la décentralisation de l’industrie canadienne du cinéma et de la télévision.
Alors que le coût de la vie — et de la production de films et de séries — ne cesse de grimper dans les grandes villes comme Toronto et Montréal, de plus en plus de cinéastes cherchent à s’établir ailleurs. C’est le cas de J. Joly, président et cofondateur de la société de production Branded to Film (B2F). En quittant Toronto pendant la pandémie pour retourner vivre à Kingston, en Ontario, il s’est interrogé : l’avenir de la production au pays réside-t-il dans les villes de taille moyenne?
Avec l’historienne Joanne Archibald, J. a publié en juillet 2025 le rapport intitulé Hyperlocal Ontario Action Plan (HOAP), qui se penche sur la pérennité de la production audiovisuelle locale en Ontario. En s’appuyant sur l’expérience de production de deux de ses deux longs métrages — Den Mother Crimson et Doom Boogie —, J. y décrit les défis et les opportunités que rencontrent les villes de taille moyenne comme Kingston pour devenir des lieux de production permanents, qui font vivre toute une industrie locale.
Futur et médias s’est entretenu avec J. Joly pour discuter de son rapport et en apprendre davantage sur sa vision « hyperlocale » de la production.

Comment les villes de taille moyenne sont-elles devenues le point central de votre rapport et de votre vision pour l’industrie?
J’ai toujours eu un attachement profond pour Kingston. Dans la vingtaine, je ne voulais pas forcément aller à Toronto, mais c’était la seule option si je voulais travailler en cinéma. À l’époque, il y avait beaucoup de productions locales à Toronto, alors j’avais toujours du travail. On pouvait obtenir des permis de tournage partout. Il y avait une réelle effervescence créative, parce qu’on était en majorité de jeunes cinéastes indépendants, et Toronto restait une ville abordable. Mais plus tard, j’ai constaté que les producteurs émergents ou intermédiaires ne pouvaient plus vraiment se permettre de tourner à Toronto.
Pendant la pandémie, je me suis souvenu de mon amour pour Kingston et j’y suis retourné. Ce que j’ai réalisé, c’est que des villes comme Kingston offrent aujourd’hui ce que Toronto offrait à la fin des années 90 et au début des années 2000, c’est-à-dire de l’espoir, de l’accessibilité et de l’efficacité. Les permis sont encore faciles à obtenir, et la ville souhaite réellement bâtir une industrie créative. Il faut amorcer une décentralisation de notre industrie pour créer plus de possibilités pour les cinéastes indépendants, locaux et émergents.
Ce n’est pas seulement une question de faire des films; c’est aussi d'investir dans l’avenir. Je veux m’assurer que le ou la prochaine J. Joly, peu importe la personne, puisse rester dans sa petite ville et créer librement.
Qu’est-ce que gagne l’industrie à sortir des grands centres urbains ?
Dans le rapport, j’utilise l’exemple de Victoria, en Colombie-Britannique, car c’est un cas très parlant. L’an dernier, on estimait que Kingston générait environ 2,6 millions de dollars en production — ce qui est normal pour une ville de cette taille. Victoria générait ce montant-là autour de 2014. Cinq ans plus tard, en 2019, elle faisait 25 millions. J’ai demandé au commissaire au cinéma comment ils avaient fait. Il m’a répondu que tout avait commencé avec un producteur indépendant — un peu comme moi — qui n’arrivait plus à produire ses films à Vancouver, et qui a décidé de tourner ses trois petits films à Victoria. Ces trois films de seulement 1 million chacun ont suffi à créer un effet catalyseur.
Quand on fonde une entreprise, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Regardez ce qui s’est passé avec les incendies de forêt à Los Angeles au début de 2025 : l’impact sur l’industrie a été dévastateur. Comment travailler quand les maisons de tes amis brûlent? Même chose pendant la pandémie : quand Toronto était confinée, Kingston et les Mille-Îles sont demeurées en zone verte pendant un moment, car elles sont moins densément peuplées. Concentrer l’industrie dans un seul lieu peut la fragiliser. En la décentralisant et en répartissant les risques, on permet une meilleure résilience.
Qu’est-ce qui distingue un centre de production d’un simple lieu de tournage ?
Pour qu’un centre de production « hyperlocal » fonctionne, il faut que les producteurs résident dans la ville en question. On ne veut pas de producteurs torontois qui débarquent, exploitent les ressources locales, puis repartent chez eux pour faire leur montage.
Un vrai centre de production a besoin d’une main-d’œuvre technique et d’un noyau de producteurs. Et pour attirer les créateurs, une ville a besoin d’activités économiques nocturnes, d’une vie culturelle, d’un accès facile aux autres villes et d’une excellente connectivité internet. Et surtout, pour avoir un écosystème complet, il faut construire un studio en même temps que de bâtir une main-d’œuvre locale.

Quels sont les postes les plus difficiles à combler ou à retenir dans les villes de taille moyenne ?
Les plus difficiles à trouver, ce sont les postes spécialisés — effets spéciaux, cascades, pyrotechnie, ou les armuriers. Ils sont peu nombreux au pays. Ensuite, il y a les « above-the-liners » : les réalisateurs, les acteurs, les producteurs, etc. Mais dans une équipe de tournage, la majorité des rôles sont techniques : son, éclairage, coiffure, traiteur… On peut trouver ce type de talents dans la plupart des villes de taille moyenne. Pour la postproduction, comme le mixage final ou l’étalonnage, ce n’est pas toujours facile de recruter localement.
Sur Den Mother Crimson, notre premier film, notre objectif était de recruter 60% des rôles localement, et on a fini à 63%. Pour Doom Boogie, on est monté à 87%. Une des façons d’y parvenir a été de lancer un appel de casting local. On a trouvé beaucoup de talents comme ça. L’avantage du modèle hyperlocal, c’est aussi d’avoir un contrôle sur la création.

Votre modèle prévoit un écosystème économique qui soutient le secteur créatif tout en bénéficiant à la communauté. Avez-vous des exemples?
Pour moi, une production artistique réussie naît de la rencontre entre le privé et le public. Quand on a lancé notre société de production, je tenais à prouver qu’on pouvait amasser 1 million de dollars localement — on en a amassé 1,3 million. On a ciblé des leaders culturels et économiques influents de la région qui croyaient en notre vision, soit de bâtir un secteur culturel dynamique capable d’attirer et de retenir les jeunes.
L'argent reçu pour nos films a permis de bâtir une équipe locale, mais il a aussi été dépensé auprès de fournisseurs et de prestataires locaux, comme des restaurants, des hôtels, des quincailleries, des services sanitaires, etc. Quand on adopte une approche hyperlocale, on réalise à quel point chaque dollar peut recirculer dans la communauté.