Protéger la créativité pour l’avenir : une réponse à l’incidence de l’IA, qui change les règles du jeu
La passivité n’est pas une option, nous devons faire des choix concernant l’impact de l’IA sur la narration et sur l’industrie du divertissement. Les membres de l’industrie, des artistes qui utilisent activement l’IA jusqu’aux dirigeants et dirigeantes des guildes et des syndicats, font entendre leurs voix quant à l’importance des choix à faire en réponse à l’impact de l’IA.
« L’intelligence artificielle est l’une des transformations technologiques les plus importantes de notre époque. Elle offre de nombreux avantages potentiels, mais nous devons également veiller à ce que le marché des œuvres créatives continue de bien fonctionner et d’être équitable, y compris dans le contexte de la protection des droits des créateurs et créatrices au moyen du cadre de la Loi sur le droit d’auteur du Canada », affirme Gabrielle Dallaporta, directrice, Politique stratégique, planification et recherche pour les affaires culturelles, Patrimoine canadien, au gouvernement du Canada.
Légiférer et proposer des lignes directrices
Quels sont les contenus sur lesquels les outils d’IA peuvent s’entraîner de façon légitime ? Le PDG de Microsoft AI, Mustafa Suleyman, a récemment déclaré ceci : « Je pense que nous avons socialement convenu, depuis les années 90, que le contenu qui se trouve déjà sur le web ouvert (Open web) est exploitable. Tout le monde peut le copier, le recréer ou le reproduire. »
Neal McDougall, directeur général adjoint de la Writers Guild of Canada, demande au gouvernement de « rejeter les demandes des entreprises d’IA qui souhaitent qu’on applique des exceptions au droit d’auteur pour l’utilisation d’œuvres destinées à entraîner l’IA. Entraîner l’IA, ce n’est pas faire une ‘’utilisation équitable’’ du contenu. Lorsqu’il est question qu’on utilise leur travail pour entraîner l’IA, les créateurs et créatrices veulent les trois C : d’abord et avant tout, le consentement à l’utilisation de ce travail, une compensation financière et le crédit, si le consentement est donné. »
Pour Warren Sonoda, président de la GCR, « les modèles d’IA disponibles au Canada devraient se conformer au cadre canadien du droit d’auteur », tout simplement. Afin de protéger l’écosystème canadien de la création narrative, la législation « doit clarifier les questions de droit d’auteur liées au développement des ensembles de données d’IA et à l’utilisation du contenu généré par l’IA. La Loi sur le droit d’auteur demeure essentielle à la croissance de notre industrie. » Il ajoute que, dans l’ensemble, « la main-d’œuvre créative, logistique et administrative devrait être invitée à donner son accord avant d’utiliser un outil d’IA sur un plateau de production ou dans un bureau de production. » Toutefois, il existe un flou sur la manière dont les entreprises pourraient aborder les personnes qui ne sont pas prêtes à donner leur consentement.
Marie Kelly, directrice générale nationale et négociatrice en chef de l’ACTRA, s’inquiète du fait « qu’on se sert déjà de l’IA pour modifier des voix et des personnages » et que les artistes sont susceptibles d’être utilisés pour des hypertrucages, ou deepfakes. Des membres de l’ACTRA ont signalé de nombreux incidents d’utilisation inappropriée par l’IA de leurs voix dans des jeux vidéo.
« Lorsque mise en place de manière responsable, poursuit Marie Kelly, la technologie a permis, et elle continuera de permettre, aux interprètes et aux créateurs et créatrices sur toute la chaîne de valeur de raconter leurs histoires, au Canada comme à l’étranger. En outre, la réglementation et une surveillance efficace de l’industrie de la production médiatique sur écran au Canada contribueront à la santé de l’économie canadienne en général. »
Selon l’ACTRA, « la Loi sur le droit d’auteur, qui n’attribue pas de droit d’auteur moral au travail des interprètes, est fondamentalement biaisée contre ces derniers. Consentement, compensation et contrôle... doivent soutenir toute nouvelle loi touchant l’IA... La différence entre obtenir un emploi un jour et ne pas en obtenir un le lendemain peut reposer sur les plus infimes détails, y compris la réputation d’une personne. Or, les atteintes à la réputation ne sont pas actuellement couvertes par le projet de loi C-27, soit la Loi sur l’intelligence artificielle et les données (LIAD). L’ACTRA appuie l’intention du gouvernement de veiller à ce que le consentement soit requis pour l’utilisation des informations biométriques, dont les droits des interprètes en matière de nom, d’image et de ressemblance, mais elle croit fermement qu’un cadre doit être mis en place pour s’assurer que les développeurs et les producteurs d’IA fassent en sorte d’atténuer le risque de préjudice causé par leurs technologies.
Les créateurs Will Selviz, réalisateur immersif et fondateur de RENDRD, et Manuel Sainsily, conférencier TED et instructeur de XR à l’Université McGill, ont profité d’un accès anticipé privilégié à Sora, le nouveau modèle d’IA d’OpenAI. Ainsi, ils ont créé une vidéo intitulée Protopica, dans laquelle tout a été généré par l’IA, en collaboration avec Sainsily et Selviz. Elle présente un royaume où l’on envisage les possibilités futures et où l’on explore les passés oubliés. Selviz et Sainsily ont créé cette vidéo pour soulever la question suivante : « Et si nos vies étaient le résultat de choix faits bien avant notre existence ? »
Les choix que nous ferons concernant l’impact de l’IA sur nos histoires et notre créativité auront également une incidence durable. La façon dont les équipes créatives et leurs contenus sont protégés est l'une des questions qui doivent être abordées de toute urgence, tandis que les plateformes sont entraînées et améliorées afin d'offrir une plus-value à leur public.
En tant que créateurs qui utilisent activement les outils d’IA, Selviz et Sainsily estiment eux aussi que les instances dirigeantes devraient adapter la Loi sur le droit d’auteur pour prendre en compte le contenu généré par l’IA et garantir une juste rémunération aux artistes dont les œuvres pourraient être utilisées pour entraîner l’IA. La transparence dans le développement de l’IA peut contribuer à protéger les contributions des artistes et des lignes directrices peuvent aider les créateurs et créatrices à mieux comprendre les implications complexes de l’utilisation de cette technologie dans l’art.
L’IA a le pouvoir de rendre le contenu interactif extrêmement personnalisé et percutant grâce aux données fournies par le public, intentionnellement ou non. Il est essentiel de réfléchir à la manière dont ces données sont protégées par des clics, du texte ou même le partage de données biométriques. Les lois, les lignes directrices et même l’éducation seront également au cœur du cadre servant à protéger directement le public.
Réagir au moyen du système canadien de soutien à la narration
Le Canada investit chaque année des centaines de millions de dollars, aux niveaux fédéral et provincial, pour soutenir le développement de la propriété intellectuelle canadienne sur tous les supports. Cet investissement contribue à accélérer la croissance des studios et peut donc avoir une incidence positive importante sur l’écosystème canadien. Tel que mentionné précédemment, il est essentiel que la propriété intellectuelle canadienne soit protégée, mais il existe également une belle possibilité, soit celle de répondre à l’incidence l’IA au moyen de ces entités qui investissent déjà dans la croissance de l’industrie.
M. Sonoda croit que cet objectif peut être atteint par la législation, mais aussi la mise à jour continue des lignes directrices des programmes de production, l’adoption de règles d’admissibilité au crédit d’impôt et la formation. « Les syndicats et les guildes doivent identifier les nouvelles aptitudes et compétences nécessaires dans un paysage audiovisuel en pleine transformation. » Selviz et Sainsily estiment qu’une formation accessible, qui irait au-delà de l’apprentissage technique des outils, serait bienvenue. Notamment, les gens apprendraient comment intégrer l’IA de manière éthique dans les processus créatifs et comment s’assurer qu’elle est utilisée de manière à respecter et à préserver les diverses perspectives culturelles.
« Le FMC continue de favoriser l’expérimentation et l’innovation dans le domaine des technologies émergentes, avance Valerie Creighton, présidente-directrice générale du Fonds des médias du Canada. Lorsque nous pensons aux années à venir, il va sans dire que nous réfléchissons à la façon dont l’IA sera manipulée quand viendra le temps de répondre aux demandes de financement, mais c’est un processus qui nécessitera de consulter les membres de l’industrie, de discuter avec les gens de Patrimoine canadien et de suivre les directives du gouvernement fédéral en ce qui a trait à des initiatives telles que le projet de loi C-27. L’industrie compte sur le FMC pour fournir des conseils, et cette confiance qui nous est accordée a de l’importance à nos yeux. Nous voulons faire les choses correctement. »
Protéger et accélérer notre capacité à raconter nos histoires
Comme je l’ai expliqué dans mon article Mieux maîtriser l’influence de l’IA sur nos contenus, les plateformes génèrent ce que l’IA perçoit comme les résultats les plus probables. Cela peut contribuer à perpétuer les préjugés, les biais, les stéréotypes et les inexactitudes dans le contenu, en plus d’avoir une incidence négative sur le contenu de l’histoire et sur la perspective de l’audience. M. McDougall, du WGC, craint que la façon dont les plateformes entraînent leurs outils ne mène à « la disparition de voix canadiennes distinctes et uniques, et à une homogénéisation de la culture, dans le pays et dans le monde entier. »
De quelle façon l’écosystème canadien peut-il contribuer à prévenir les biais, les stéréotypes et les inexactitudes ainsi qu’à préserver et à célébrer notre culture dans ce nouvel environnement caractérisé par la présence de l’IA ?
Selon Selviz et Sainsily, il y a une occasion à saisir dans le fait de soutenir spécifiquement les initiatives d’IA axées sur la préservation culturelle. En outre, si les outils d’IA contribuent à faciliter la création de contenu, il est important de veiller à ce qu’ils soient accessibles à tous. Les outils actuels d’IA favorisent souvent les anglophones, par exemple, ce qui risque de marginaliser d’autres personnes et leurs histoires.
« Les gens, les créateurs et créatrices ainsi que les communautés de partout au pays ont encore beaucoup d’histoires à raconter. Il y a une abondance d’histoires importantes qui attendent d’être entendues, et le FMC se consacre à leur donner vie. Nos histoires seront toujours meilleures lorsqu’elles seront racontées par des conteurs et conteuses d'ici, et non par l’intelligence artificielle », déclare Mme Creighton.
Répondre à l’impact révolutionnaire et en constante évolution de l’IA
Il incombe à toutes les entités au cœur de l’écosystème de la narration de réagir à l’incidence, tant positive que négative, de l’IA sur cet univers. Adopter une approche patiente, du type “attendons de voir ce qui se passe avant de réagir”, régler les problèmes au compte-goutte et négliger de faire un suivi des nouveaux besoins pourrait certainement être nuisible, compte tenu de la vitesse fulgurante à laquelle se produisent les incroyables avancées de l’IA et l’entraînement continu qui les accompagne.
« L’urgence, estime M. McDougall, vient de l’apparente vitesse folle à laquelle les technologies d’IA générative se développent ainsi que des pressions exercées pour qu’on les adopte afin de réduire les coûts. »
Mme Dallaporta raconte qu’en « octobre 2023, le gouvernement du Canada a lancé, dans la foulée de ses efforts continus pour mettre à jour et améliorer le cadre du droit d’auteur au Canada, une consultation sur le droit d'auteur à l’ère de l'intelligence artificielle générative. Les commentaires reçus contribueront à alimenter le processus d’élaboration des politiques gouvernementales. La consultation a pris fin en janvier 2024, et les ministères de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique du Canada ainsi que du Patrimoine canadien examinent attentivement tous les commentaires. » Sur la base des soumissions reçues au début de l’année 2024 et publiées en juin dernier, un rapport résumant « les propos exprimés par toutes les parties” sera publié dans les mois à venir.