La télé traditionnelle est-elle réellement morte?
« L’annonce de ma mort est grandement exagérée. » C’est la désormais célèbre phrase prononcée par Mark Twain en 1895 alors qu’il était en plein milieu d’une tournée de conférences à travers le monde, en réponse à une rumeur qui avait commencé par le déclarer malade, puis qui avait fini par l’enterrer. L’abandon marqué du câble et des services de télédiffusion traditionnels en faveur de la télévision en ligne serait-il le signe annonciateur d’une mort prochaine de la télévision linéaire, ou s’agit-il simplement d’une manifestation du « syndrome Mark Twain »?
Ces dernières années, les services de télévision par contournement comme Netflix, Hulu ou Amazon Prime ne cessent de nourrir les sujets de discussion du monde de l’audiovisuel. Difficile de ne pas remarquer que les fils Twitter et Facebook contiennent bien plus de commentaires sur la possibilité de visionner The Marvelous Mrs. Maisel ou Russian Doll en diffusion en continu que sur les prochains sitcoms, événements sportifs ou spectacles au programme des chaînes de télévision traditionnelles.
Au Canada, Bell, Rogers, Corus et Vidéotron offrent également des services de télévision en ligne sur des plateformes comme Crave, Alt TV, Ignite ou Illico. L’ensemble des Canadiens dépense environ 1 milliard de dollars par année dans ces services sur demande, créant ainsi un contexte favorable pour alimenter le moulin à rumeurs annonçant la mort prochaine de la télévision traditionnelle.
Cependant, une analyse approfondie des habitudes de consommation des Canadiens nous porte à croire que, tout comme pour Mark Twain, l’annonce de la mort prochaine de la télévision linéaire au Canada pourrait se révéler exagérée, pour le moment à tout le moins. En effet, un rapport de décembre 2018 sur le phénomène de désabonnement au câble montre qu’environ les trois quarts des foyers canadiens utilisent toujours des services de télévision traditionnels comme le câble ou la télévision par satellite.
Les vieilles habitudes persistent
Pour beaucoup d’entre nous, la fidélité au modèle de programmation de la télévision traditionnelle basée sur une analyse prédictive de la demande permet de ne pas bousculer le confort de nos vieilles habitudes. Selon GlobalWebIndex, le Canada occupe la 9e place au monde en matière de consommation de télévision linéaire, consommation qui atteint des niveaux particulièrement élevés dans la catégorie des consommateurs francophones. En effet, c’est le Canada français qui détient le temps moyen de consommation de télévision linéaire le plus élevé au sein des pays du G20, temps allant de 2,2 heures par jour chez les 16-24 ans à 3 heures par jour chez les 55-64 ans.
Abonnement, désabonnement, réabonnement
Les chiffres ci-dessus ne présentent que quelques-unes des surprenantes statistiques sur les habitudes de consommation des Canadiens en matière de médias linéaires en 2019. En revanche, certaines données ne sont pas surprenantes du tout, comme la corrélation entre l’âge et les choix de désabonnement ou de non abonnement au câble. En effet, 45% des Canadiens de moins de 30 ans se sont soit désabonnés au câble (cord cutters en anglais), soit n’ont jamais été abonnés (cord nevers en anglais). Et comme on pouvait s’y attendre, ce chiffre diminue avec l’âge.
Une recherche menée par l'Observatoire des technologies médias (OTM) publiée en janvier 2019 fournit des données supplémentaires sur les habitudes de visionnement propres aux Canadiens. Elle fait état d’un nouveau phénomène nommé cord jumping décrivant le fait de se désabonner au câble ou à des services de télévision en ligne, mais avec l’intention de se réabonner dans le futur. Les offres promotionnelles ou les annonces de diffusion d’émissions particulièrement attendues pourraient être à l’origine de ce va et vient entre désabonnement et réabonnement.
Abonnement au câble: résilience du marché canadien
Les recherches sur les habitudes de visionnement montrent que, dans certains cas, le modèle lié à la télévision traditionnelle dans lequel le spectateur se laisse porter par les choix qui sont faits pour lui (on fait référence au lean back experience en anglais) serait synonyme de confort. Cependant, au Canada, d’autres facteurs influencent également les comportements des téléspectateurs.
L’analyste Jeff Fran soulignait récemment que les fournisseurs canadiens n’étaient pas aussi touchés par le déclin des abonnements que leurs homologues aux États-Unis. Fan y voit plusieurs raisons, dont la prédominance, sur le marché, de Bell et Rogers qui « demeurent des entreprises très intégrées verticalement, particulièrement pour les contenus sportifs ». Pour le dire autrement, les chaînes spécialisées dans le sport et les systèmes de distributions, qu’ils soient fixes ou sans fil, appartiennent tous à un groupe concentré d’intervenants. Par conséquent, ajoute Jeff, « ce petit groupe a un intérêt direct à protéger sa clientèle de base pour la télé linéaire ainsi que son RMPU (revenu moyen par utilisateur).
Étant donné le contexte unique au Canada relié aux exigences de contenu et aux implications politiques qui en découlent, le pays est également à la traîne comparé aux États-Unis en matière d’abonnements à la carte et d’offres dégroupées. Les consommateurs américains peuvent en effet s’abonner directement, par exemple, à une chaîne comme HBO par l’intermédiaire de HBO Now, sans obligation de s’abonner à un forfait complet. Ils peuvent également accéder à un ensemble varié de chaînes du câble et de chaînes spécialisées sans être contraints à passer par un forfait ou un abonnement préétabli. Les tarifs mensuels de base se situent entre 15 et 25$ (US). Un fournisseur comme Spectrum, par exemple, offre un accès à un ensemble de 60 chaînes sur Apple TV ou iPhone. Philo, quant à lui, détient un catalogue comprenant des chaînes premium comme A&E, BBC America, Comedy Central ou Sundance TV, mais pas de chaînes de sport ou de chaînes des télédiffuseurs locaux.
L’arrivée sur le marché de services de distribution directe aux consommateurs comme ceux qui seront offerts fin 2019 par Disney (dont le contrat avec Netlfix aura alors pris fin) ou ceux offerts par Apple ou AT&T (propriétaire de Time Warners depuis 2018) aura probablement une incidence sur les comportements de visionnement. Reste à déterminer si les consommateurs utiliseront ces services spécialisés de distribution directe en plus des services qu’ils utilisent actuellement ou s’ils décideront d’y souscrire en remplacement de leurs abonnements existants au câble ou à des services de télévision en ligne.