La Tour Paris 13, une expérience transmédia fondée sur l’art urbain
En octobre 2013, les amateurs d’art urbain et les médias culturels du monde entier ont eu les yeux braqués sur une petite tour du 13e arrondissement parisien, promise à une destruction prochaine.
Une galerie du quartier, spécialisée dans l’art urbain, a en effet réussi à convaincre la Mairie de Paris, le bailleur de l’immeuble et une centaine d’artistes du monde entier de participer à la première exposition d’art urbain sur 9 étages et un sous-sol, dans 36 appartements vidés de leurs occupants.
Une plateforme web et un documentaire télé sont venus accompagner cette installation, pour créer un véritable dispositif transmédia évolutif et vivant sur le long terme.
Une expérience physique très forte
Dans une véritable démarche de commissaire d’exposition, Mehdi Ben Cheikh, fondateur de la galerie Itinerrance, a donné carte blanche à une centaine d’artistes, venus du monde entier graffer la tour pendant tout l’été.
Le résultat a été librement ouvert au public pendant un mois seulement, du 1er au 31 octobre dernier, avec un succès tel que les files d’attente n’ont cessé de s’allonger au fil des jours, atteignant un record de 13 heures d’attente lors des 48 dernières heures d’ouverture sans interruption.
Surnommée « chapelle Sixtine du street art » par la presse enthousiaste, la tour était bel et bien promise à la destruction depuis le départ, destruction qui était souhaitée par les habitants en attente d’être relogés. Pas question, donc, de prolonger l’exposition plus longtemps. S’est posée alors la question de la conservation, de la trace à laisser de cette exposition hors norme.
Un documentaire télé historique et grand public
C’est France Ô, chaîne du service public français, que le galeriste est allé trouver en premier.
« Ce n’est pas tant l’exposition que le concept qui nous a intéressés : une expo éphémère pour un art qui l’est trop souvent. De plus, le projet reprenait deux des trois piliers éditoriaux de la chaîne : culture urbaine et ouverture sur le monde », confirme Olivier Daube, conseiller de programmes de France Ô et responsable du projet.
Un documentaire télévisuel de 52 minutes a rapidement été mis en production, avec un angle à la fois historique et événementiel, sur ce qu’est devenu l’art urbain depuis 20 ans, et sur la légitimation et la muséification de cette pratique.
Matthieu Buchsenschutz, producteur à La Blogothèque, est formel : une approche web, plus exhaustive mais aussi plus immédiate, est tout à fait pertinente pour ce type de projet. « Il y a une vraie histoire à raconter au public à propos de cette tour, mais cette histoire ne dure que 52 minutes et ne pourra jamais rendre compte de la richesse de la tour et des œuvres qui y ont été créées. »
France Ô intègre alors dans le projet le département Nouvelles écritures de France Télévisions, lequel a été rapidement rejoint par la Direction des nouveaux médias de Radio France et de Canal Street.
Un dispositif interactif et évolutif
Le producteur précise les intentions qui ont dirigé sa réflexion : « Le web devait nous servir à concevoir une visite exhaustive de la tour, et aussi à générer des interactions avec les visiteurs et les internautes. Nous nous sommes posé trois questions :
- Comment concevoir un site permettant d’embrasser l’extrême diversité et la richesse des cent artistes qui sont là?
- Comment rendre cette visite virtuelle immersive?
- Comment travailler l’interaction avec les internautes? »
L’équipe a décidé de concevoir le projet transmédia afin qu’il se dévoile en trois temps : avant, pendant et après l’ouverture au public. Le volet « avant », qui présente la genèse de l’exposition, est couvert par le documentaire télé du réalisateur Thomas Lallier. Pour les volets « pendant » et « après », c’est la partie web qui prend le relais.
Le site a rapidement été envisagé sous forme de frise permettant de se promener dans la tour, étage par étage, et d’agréger un certain nombre de médias (images, vidéos et sons). « La frise permet de rendre compte des œuvres contenues dans chaque appartement, qui est l’unité de mesure de la tour, et nous a permis de travailler l’environnement sonore avec Radio France », précise Matthieu Buchsenschutz.
Un parti-pris radical pour la fin de l’exposition
Depuis le 1er novembre, la tour n’est plus accessible, et l’interaction demandée au public a alors pris une nouvelle tournure. Alors que le site web aurait pu être considéré comme la sauvegarde virtuelle d’une œuvre appelée à être détruite, l’équipe a décidé de prendre le contrepied de ce postulat.
« C’était très important pour nous qu’il y ait une cohérence entre les enjeux du lieu physique et de son pendant virtuel. Se calquer sur quelque chose et en même temps lui donner un souffle propre », développe Matthieu Buchsenschutz.
Le site est alors passé en noir et blanc, et a été divisé en 500 000 petits carrés, à la manière de l’art du pixel. Les internautes ont eu dix jours pour « sauver » le site et sauvegarder les œuvres qui y étaient représentées.
Le producteur explique cette démarche pour le moins radicale : « Plutôt que d’insister sur la dégradation, on a finalement choisi un mouvement positif, celui de la sauvegarde. De la même manière que la tour a nécessité un an de travail aux artistes, dans le même esprit de radicalisation reposant sur l’éphémère que dans l’art urbain, nous étions prêts à faire en sorte que les six mois de travail pour créer le site soient réduits à néant si personne n’agit et que le site disparaisse tout comme la tour sera détruite. »
Concrètement, les internautes devaient cliquer sur chaque carré en noir et blanc pour le voir se coloriser de nouveau. En cliquant sur les frises de chaque appartement, on accédait aux photos à « restaurer ».
L’expérience, assez inédite, a fonctionné au-delà des espérances de l’équipe : 80 % des œuvres ont été sauvées à peine 40 heures après le début de l’opération. Au final, la totalité des petits carrés a été cliquée, ce qui a permis de préserver les œuvres en moins de cinq jours.
Un projet complet et réussi
Suivant le succès de l’opération, la production réfléchit actuellement à la suite. « On va filmer la destruction de la tour, qui sera effectuée en plusieurs phases, de la fermeture sécurisée au désossage étage par étage. On songe à faire une retransmission en direct de la destruction, qu’on va de toute façon filmer pour l’intégrer dans le documentaire, qui devrait être diffusé sur France Ô entre avril et juin 2014 », prévoit Matthieu Buchsenschutz.
Malgré son point de départ local et éphémère, la Tour Paris 13 est une œuvre transmédia universelle, le dispositif choisi faisant parfaitement écho au sujet traité. Aujourd’hui, le démantèlement de la tour a commencé et, pour se souvenir de cet événement, il ne restera bientôt plus que le documentaire à venir, le site sauvegardé et les centaines de photos prises par les internautes.