Le speed watching: analyse de la consommation à grande vitesse
Le visionnement en accéléré (speed watching en anglais) de contenu témoigne de la mutation de la consommation médiatique à l’ère de la surabondance. Difficile de connaître l’étendue de cette pratique, mais, chose certaine, elle témoigne de l’émancipation croissante des spectateurs vis-à-vis des contenus.
Depuis l’arrivée du magnétoscope il y a 25 ans, l’activité de visionnement a été bouleversée et la temporalité télévisuelle, étendue à l’infini. Cette nouvelle liberté a donné au téléspectateur la capacité de consommer les contenus audio et vidéo comme bon lui semble. Le choix du moment de visionnement, le support et le format lui appartiennent désormais. En l’espace de quelques années, le spectateur est devenu son propre curateur ou programmateur.
L’arrivée de la Peak TV
La suite est bien connue. Nous vivons dans un monde saturé de contenus où l’écoute en rafale (binge watching en anglais) fait maintenant partie de la culture populaire et où les téléspectateurs ne veulent plus rater la nouvelle série qui vient tout juste d’être mise en ligne. En quelques années, le phénomène de l’écoute en rafale a déjà atteint ses limites [temporelles], car l’offre du secteur audiovisuel dépasse la capacité de consommation des téléspectateurs et conserve toujours une longueur d’avance.
Entre 2009 et 2016, le nombre de séries produites par an aux États-Unis a augmenté de 174 % et 455 séries dramatiques originales ont été diffusées en heure de pointe à la télévision américaine en 2016, d’après FX Research. C’est bien plus que les 8760 heures que compte une année, rendant ainsi impossible pour un être humain de visionner ne serait-ce qu’une partie de ces émissions.
Gagner du temps
Afin de regagner le temps perdu à regarder des séries ou des balados, certains ont trouvé de nouvelles façons d’étancher leur soif de visionnage d’épisodes alors que leurs journées sont déjà surchargées. La dernière en date s’appelle le speed watching.
Cette pratique consiste à visionner en accéléré du contenu vidéo ou audio (principalement à partir d’un ordinateur) à des vitesses allant de 1,2 à deux fois la vitesse normale. Les possibilités ne manquent pas : YouTube offre des paramètres de réglages de la vitesse, une extension de Google Chrome permet aux abonnés de Netflix de faire de même et le logiciel VLC est aussi muni d’une telle fonction.
Le but premier du visionnement en accéléré est de gagner du temps. Un épisode de 52 minutes de Game of Thrones peut être consommé en seulement 39 minutes, et voir la saison en entier prend six heures et demie au lieu de huit heures et demie à vitesse normale.
10 secondes de Game of Thrones à 1x (vitesse normale) :
10 secondes de Game of Thrones à 1,2x :
10 secondes de Game of Thrones à 2x :
Si on en croit les adeptes, les résultats varient selon le contenu. La série The Office ne se visionnerait pas bien en accéléré, tandis que Modern Family en ressortirait encore plus drôle.
Une pratique courante?
Il est encore trop pour avoir des statistiques fiables sur cette pratique. Il est tout de même intéressant de noter que, lors d’un sondage non officiel mené sur Twitter par David Chen du blogue SlashFilm, seulement 2 % des 1505 répondants ont affirmé regarder des émissions de télévision ou des films en accéléré, alors que 79 % d’entre eux estiment que cette pratique est abominable.
Enjeu de mémoire et peur de manquer
Cette tendance à l’accélération non seulement offre la possibilité de gagner du temps, mais aussi se révèle aussi un bon moyen d’éviter des problèmes de mémoire. Il est courant qu’un téléspectateur suive plusieurs séries en parallèle (la moyenne étant de cinq séries par personne), et chaque série développe plusieurs lignes narratives. Le risque pour le téléspectateur est de se perdre dans ce labyrinthe d’histoires croisées.
Ainsi s’épuiserait la mémoire des publics, inondés d’histoires complexes et perdus dans des constellations de personnages. Le speed watching offre alors une solution, au même titre que des récapitulatifs vidéo d’un épisode passé ou d’une série entière, préparés par les producteurs, ou encore des blogues tenus par des fans.
Enfin, le visionnement en accéléré est un possible résultat du phénomène FoMO (Fear of Missing Out), cette peur de manquer quelque chose propre à l’ère du numérique. Plutôt que de rater un épisode, le spectateur préfère le regarder en accéléré.
Quelles conséquences pour les contenus?
Les speed watchers semblent faire fi de l’intrigue, du rythme, du jeu des acteurs et des répliques. Ils ne veulent extraire que la structure ou le récit dans sa plus simple expression. En conséquence, le soin apporté à la réalisation et aux éléments créatifs n’est plus autant visible et les scènes périphériques et autres sous-intrigues passent à la trappe.
Le phénomène du visionnement an accéléré soulève une question importante pour les industries créatives : que devrions-nous privilégier entre l’intention de l’artiste et la préférence du consommateur? Il est clair que le spectateur est aujourd’hui devenu tout puissant, car il peut lui-même créer, monter et réaliser des épisodes de ses séries préférés – ce que le théoricien américain des médias Henry Jenkins a qualifié de fan art, de fan fiction et de culture participative. C’est le résultat d’une consommation qui est à la fois privée (sur mobile, sur ordinateur) et liée à des communautés de fans en ligne qui prennent de plus en plus de place.
Lorsque la technologie change la narration
Le speed watching témoigne aussi de l’accélération du temps. En 2014, le magazine Wiredrapportait que la longueur moyenne des plans d’un film en anglais s’est réduite : elle était de 12 secondes en 1930 pour n’être que 2,5 secondes aujourd’hui. Max Mad Fury Road, sorti en salles en 2015, compte une moyenne de 15 plans par minute et un total de 2700 plans, alors que l’opus précédent, The Road Warrior, ne comptait que 1403 plans d’après Cinemetrics.
En ce qui concerne la télévision, une étude américaine menée en 2004 démontrait qu’un tempo plus rapide gardait les spectateurs plus engagés. Et on sait que les télédiffuseurs ont souvent recours à la diffusion en accéléré de certains programmes afin de gagner quelques minutes de publicité supplémentaires.
Un constat pour l’industrie?
Tandis que la tendance aujourd’hui est aux formats vidéo courts ou aux séries longues, dont tous les épisodes sont rendus accessibles d’un bloc (comme c’est le cas pour Netflix et autres plateformes de télévision par contournement), les formats traditionnels sont mis à l’épreuve et doivent répondre aux nouveaux usages.
Il semble essentiel de redéfinir notre rapport à l’image, notre perception d’une vitesse acceptable sur les plans visuel et narratif. Alors qu’il est inutile d’accélérer des contenus déjà rapides, brefs, et adaptés à la mobilité, c’est la forme longue, la série ou le long métrage, aussi bien de fiction que documentaire, qui est la cible du speed watching.
En guise de réponse, les scénaristes peuvent briser le formatage d’un épisode ou encore ajouter plus de détails de façon à ralentir le téléspectateur ayant un besoin compulsif de consommer du contenu. Bien sûr, il reste à voir si la tendance gagne en popularité, mais les spectateurs semblent d’ici là être capables d’absorber toujours plus de contenu, car les statistiques sont toujours en hausse, y compris au Canada.