Les heures de grande écoute ont-elles encore leur importance?
La sagesse commune veut que nous vivions dans un monde de médias « sur demande » et que les consommateurs demandent – avec insistance – d’être pleinement aux commandes de leur expérience de téléspectateur. La grille horaire est chose du passé, et les heures de grande écoute ne sont plus pertinentes. Vrai ou faux?
D’abord, qu’entend-t-on par visionner « sur demande »? La difficulté de mesurer ou d’analyser le « sur demande » vient du fait que ce terme peut vouloir dire bien des choses. Il peut s’agir de l’utilisation d’un enregistreur numérique personnel pour capter une diffusion traditionnelle et la regarder ultérieurement ou encore de l’écoute d’abonnements sur demande réglementés (ex. : TMN On Demand, Rogers on Demand), d’écoute sur demande sans abonnement, en ligne ou via une application mobile (ex. : ICI Tou.tv, CTV Go). Il peut aussi être question de services d’abonnements sur demande non réglementés (ex. : Netflix). Dans ce billet, nous n’abordons pas le visionnement illégal, via des torrents par exemple. Notre attention porte plutôt sur les nombreuses formes légales de visionnement sur demande.
L’USAGE RÉEL DES ENREGISTREURS NUMÉRIQUES PERSONNELS
Combien de Canadiens visionnent du contenu sur demande? Les statistiques de visionnement ne sont pas facilement accessibles. En date de juin 2013, selon le Bureau de la télévision du Canada, le taux de pénétration des enregistreurs numériques personnels au Canada avait atteint 46,8 % étant donné que de nombreux téléviseurs vendus aujourd’hui intègrent un tel enregistreur. Malgré l’omniprésence croissante de ces enregistreurs, ceux-ci sont utilisés pour seulement 6,2 % des visionnements sur demande au Canada, et les propriétaires d’un tel appareil eux-mêmes l’utilisent pour ne regarder que 12,4 % du contenu qu’ils visionnent. Il est possible d’établir des comparaisons éclairantes avec les comportements médiatiques des Américains. Dans une analyse des habitudes d’écoute des Américains rendue publique en décembre 2013 (excluant le visionnement sur demande via des services de télévision par contournement comme Netflix et Hulu), Nielsen fait la démonstration d’une croissance sur douze mois frôlant les 15 % (en comparant le 3e trimestre de 2013 au 3e trimestre de 2012) de l’écoute sur demande, particulièrement en ce qui concerne la télévision en différé, l’expression utilisée par Nielsen pour désigner le recours à l’enregistreur numérique individuel ou la vidéo sur demande. Quant aux diffusions en direct ou programmées, les taux demeurent stables.
Ce que laissent voir ces faits est que, bien que le visionnement sur demande prenne du galon, son incidence ne se fait pas encore sentir de manière majeure sur la diffusion télé traditionnelle. En fait, c’est plutôt la tarte du visionnement qui s’agrandit, peut-être parce que de plus en plus d’options sont accessibles aux consommateurs, dont plusieurs pendant leurs déplacements alors qu’ils n’auraient pas pu regarder de la vidéo jadis. Au lieu de lire un journal, les consommateurs choisissent de rattraper leurs émissions préférées pendant qu’ils attendent un vol à l’aéroport, par exemple. Ces nouvelles habitudes ne nuisent donc aucunement au temps qu’ils passent à la maison à regarder la télévision, confortablement installés dans leur fauteuil.
Quelques nouveaux facteurs favorables à la télévision en direct sont liés à la télé sociale. Selon une étude menée en mars 2013 par Nielsen (US) et SocialGuide, l’activité sur Twitter figure parmi les trois principaux facteurs d’influence (avec les cotes d’écoute de l’année précédente et les dépenses en publicité) qui expliquent l’intérêt pour la télévision en direct. Il existe une corrélation évidente entre l’augmentation du nombre de gazouillis sur Twitter et la hausse des cotes d’écoute à la télévision. Bien que Twitter ne dirige pas nécessairement les auditoires vers la télévision (il s’agit d’une corrélation et non nécessairement d’une causation), Twitter a certainement une incidence sur le choix des téléspectateurs entre regarder une émission en direct (avec leurs «amis » Twitter) ou encore sur demande, totalement seuls. Nombre de gens ont communiqué avec leur communauté via diverses plateformes de médias sociaux lorsqu’un personnage récurrent de l’émission « The Good Wife » est mort. Les quelques dernières minutes d’un épisode de « Remedy » ont été si bien ficelées qu’un *ouf* collectif s’est fait entendre dans la twitosphère. Il ne s’agit ici que de deux exemples qui illustrent comment les émissions ne font plus l’objet de discussions le lendemain, autours de la machine à café, mais plutôt pendant leur diffusion même.
LES BONNES VIEILLES HEURES DE GRANDE ÉCOUTE DEMEURENT IMPORTANTES
Cependant, encore aujourd’hui, les médias sociaux ne remplacent pas la promotion et les grilles horaires traditionnelles – qui demeurent des outils éprouvés pour développer les auditoires de la télévision. Une étude sur les médias sociaux et la télévision, rendue publique le 24 mars 2014 par le Council for Research Excellence, indique que plus de téléspectateurs (39,7 %) ont été incités à regarder une nouvelle émission en raison d’une publicité ou promotion diffusée à la télé que de quelque chose qu’ils ont lu dans les médias sociaux (6,9 %). De plus, cette étude indique que la programmation télévisuelle (le fait de regarder une nouvelle émission tout simplement parce qu’elle est diffusée après une émission qu’on regarde déjà) pèse à hauteur de 10 % dans le processus décisionnel.
La promotion pendant les heures de grande écoute est si importante que Netflix a justement opté pour ces plages chez les télédiffuseurs traditionnels pour annoncer en grande pompe la seconde saison de sa série « House of Cards ». Ainsi, bien que le visionnement en rafale soit une tendance de consommation croissante en soi, on peut croire les publicités diffusées pendant les heures de grande écoute expliquent en partie le succès de cette série originale sur demande.
Les consommateurs s’engagent peut-être dans le virage menant vers un marché de visionnement sur demande, mais ils n’y sont pas encore tout à fait rendus et pourraient ne jamais s’y rendre complètement. Encore à ce jour, les consommateurs télé semblent apprécier les grilles horaires que leur préparent les télédiffuseurs traditionnels. Les auto-promotions des diffuseurs les mènent à découvrir de nouvelles émissions et leur sert de rappel en vue des prochains épisodes des émissions qu’ils aiment déjà. Une grille horaire cohérente regroupant des émissions similaires sait maintenir l’intérêt des auditoires.
Qu’est-ce que cela signifie en pratique pour l’industrie canadienne? Il demeure important de réserver des plages horaires aux émissions canadiennes pendant les heures de grande écoute pour qu’elles soient accessibles aux heures où une majorité de Canadiens regardent la télévision. Il est tout aussi important de diffuser ces émissions par le biais de multiples plateformes afin de permettre le visionnement de rattrapage ou le visionnement ultérieur. Cependant, la diffusion à heures de grande écoute demeure un facteur déterminant dans les choix de la vaste majorité des téléspectateurs.
Le paysage médiatique évolue peut-être dans la direction du visionnement sur demande, mais les statistiques présentées ci-dessus démontrent que la promotion traditionnelle, les grilles horaires traditionnelles et le visionnement traditionnel continuent à répondre aux préférences d’une majorité de Canadiens.