«Paying for It» réinvente les règles de la distribution de films canadiens
Le producteur Aeschylus Poulos décortique les techniques utilisées par son équipe pour s'assurer que le film indépendant Paying for It soit vu.
Une révolution se trame dans la façon dont les films indépendants conquièrent le public. Devant des salles peu accessibles aux petites productions et un monopole des grandes chaînes de cinéma, de plus en plus de cinéastes contournent les distributeurs traditionnels pour adopter leurs propres stratégies de sortie de film.
C’est le cas de l'équipe du long métrage canadien Paying for It, qui a voulu vérifier si un modèle baptisé « microdistribution » par Indiewire pouvait fonctionner au Canada. Ce modèle repose sur un public qu’ils sont allés chercher une ville à la fois, que ce soit en faisant des projections dans le cadre d’événements ou en contactant directement les communautés. Mais est-il applicable chez nous, considérant que Cineplex contrôle plus de 70 % des parts de marché du box-office, ce qui en fait une industrie encore plus consolidée qu’aux États-Unis?

L'un des producteurs du film, Aeschylus Poulos, cofondateur de Hawkeye Pictures, nous fait découvrir l’expérience de son équipe, d'un océan à l'autre. Les leçons qu’il tire de cette aventure, dit-il, sont essentielles pour l'avenir du cinéma canadien.
Esprit d’équipe
De nombreux films indépendants se tournent vers l'autodistribution par nécessité. C’était tout le contraire pour l'équipe de Paying for It, une adaptation du roman graphique de Chester Brown basé sur ses rencontres intimes avec des travailleuses du sexe et classé parmi les 10 meilleurs films canadiens de 2024 par le TIFF.
Aeschylus Poulos, la cofondatrice de Hawkeye, Sonya Di Rienzo, son partenaire de production chez Wildling Pictures, Matt Code, et la réalisatrice Sook-Yin Lee ont commencé à élaborer le plan alors que le film était encore en postproduction. « Nous avions déjà expérimenté l'autodistribution, soit parce que les distributeurs avaient fait faillite ou parce que nous n'avions tout simplement pas le choix, explique M. Poulos. Cette fois, on voulait vérifier si un lancement bien planifié et basé sur l’engagement des communautés locales pouvait toucher le public selon nos propres conditions. »
Ils ont élaboré un modèle de sortie inspiré des stratégies des productions indépendantes américaines et se sont adressés directement aux cinémas, aux groupes communautaires et à la presse dans chaque ville ciblée.
« Matt, Sonya et moi avons fait le gros du travail, dit M. Poulos. Mais nous avons aussi fait appel à notre relationniste, à notre agent commercial, à une personne responsable des médias sociaux, à des créateurs de contenu, à des concepteurs de produits dérivés... Et Sook-Yin a été incroyable pour susciter l'engagement du public. Notre équipe n’était pas grande, mais elle était passionnée. »

Convaincre les cinémas, un à la fois
Paying for It a été présenté pour la première fois au Scotiabank Theatre, au centre-ville de Toronto, où il est resté à l’affiche pour quatre semaines consécutives.
« C'était notre seul Cineplex, note Aeschylus Poulos. Partout ailleurs, on comptait sur les cinémas indépendants, les centres d'art et les festivals. Il a fallu se démener : production de prospectus à l'ancienne, prise de contact avec les librairies, les studios de tatouage, les boutiques de cannabis et j'en passe! »
Le film a reçu le soutien d'autres exploitants. Landmark Cinemas, la deuxième plus grande chaîne de cinémas du Canada, a ajouté des séances après avoir constaté le succès initial du film. Le Carlton Cinema de Toronto, opéré par Imagine Cinemas, et le Roxy Theatre de Saskatoon, du groupe Magic Lantern Theatres, ont également projeté Paying for It. Ces salles, bien qu'elles fassent partie de grandes chaînes, ont souvent une certaine indépendance dans leur programmation, ce qui en fait de précieuses alliées des cinéastes indépendants.
Le lancement du film s’est poursuivi dans l'ensemble du pays, des grandes villes comme Montréal et Vancouver aux marchés plus petits, comme l'Île-du-Prince-Édouard et le Yukon. Chaque événement a été soigneusement planifié et soutenu localement.
« En une fin de semaine de février, nous avons tenu des projections à Victoria, à l'Île-du-Prince-Édouard et au Yukon, explique Aeschylus Poulos. C'était un défi logistique, mais, en fin de compte, le pari a été gagnant. »
Le Réseau des exploitants canadiens indépendants – qui l'a mise en contact avec plus de deux douzaines de cinémas indépendants au pays – a été un partenaire clé. Grâce à des sessions de présentations mensuelles, des groupes d’envoi et des événements de réseautage ciblés, le Réseau a fourni l'infrastructure et les relations dont l'équipe avait besoin.
« À leur événement de réseautage au TIFF, nous avons rencontré plus de 25 propriétaires de salles et exploitants de cinémas de partout au pays : Edmonton, Victoria, Montréal, Ottawa, dit M. Poulos. Ça nous a donné l'occasion de leur présenter notre stratégie en personne et de leur dire : " Voici ce qu’on fait, nous voulons amener Sook-Yin dans votre ville." »
Selon le producteur, ils ont été très réactifs et réceptifs. « Mais les cinémas locaux sont confrontés à d'énormes défis, en particulier la baisse constante de la couverture des arts par la presse locale, nuance-t-il. Les cinémas qui parviennent à se créer une communauté et qui sont astucieux dans leur marketing font quelque chose de spécial. »
Au-delà des cinéphiles
La stratégie de diffusion de l'équipe visait à atteindre des personnes qui n'iraient normalement pas voir du cinéma canadien. La promotion pour y arriver s'est faite par l’intermédiaire d’infolettres locales, d'organisations communautaires, d’achats publicitaires sur les médias sociaux et même de réseaux de clubs de cinéma dans les plus petites villes.
« Nous avons exploité tous les filons dont nous disposions : le Centre canadien du film, les bailleurs de fonds, Téléfilm », explique Aeschylus Poulos.
Lors d'une projection au Richmond Hill Centre for the Performing Arts, en banlieue de Toronto, une grande partie du public n'avait jamais entendu parler de Chester Brown ou de Sook-Yin Lee. Ces personnes ont été attirées par la promotion locale et par l’idée de rencontrer les créateurs en personne pour une discussion après la projection.
La réalité économique de l'autodistribution
Même si une entente de distribution américaine a été récemment conclue avec Film Movement, Aeschylus Poulos souligne que l'objectif n'était pas seulement de générer des recettes. « Nous ne sommes pas un film de Marvel. Mais nous faisons en sorte que le film soit vu dans des endroits où il n'aurait jamais pu l’être autrement. Cette visibilité compte. »
Le soutien marketing de Téléfilm Canada et d'Ontario Créatif a couvert une bonne partie des coûts de promotion, permettant à l’équipe de se concentrer sur l'engagement du public.
Un succès porté par la collectivité
Aeschylus Poulos a reçu des témoignages de spectateurs de partout au Canada qui ont été touchés par le film, y compris de nouveaux immigrants à la recherche de contenu canadien et des admirateurs de longue date de Sook-Yin Lee ou de Chester Brown.
« Après les discussions avec la réalisatrice et l’auteur, des gens ont acheté le livre et des produits dérivés, en disant que c'était leur premier film canadien depuis des années. C'est le pouvoir de la connexion directe. »
La réalisatrice Sook-Yin Lee considère que la sortie non conventionnelle du film est totalement cohérente avec l’œuvre. « Je suis tellement heureuse que mes producteurs aient choisi cette approche merveilleuse qui, pour moi, évoque l'esprit indie, l’esprit des musiciens indépendants qui ont un grand sens de l’initiative, a-t-elle déclaré à l'Edmonton Journal. Les salles continuent de se remplir parce que les gens ont soif pour ce genre de choses. J’adore ça! »
Des leçons pour l'avenir

Aeschylus Poulos estime que le modèle de Paying for It présente un réel potentiel pour d'autres films canadiens, en particulier ceux qui présentent des histoires ancrées dans une communauté ou une spécificité culturelle.
Il estime que cette approche est particulièrement pertinente au Canada anglais, qui ne bénéficie pas d'un star-système ou d'une identité linguistique comme au Québec. Résultat : les cinéastes doivent travailler plus dur pour trouver leurs auditoires.
Alors que Paying for It continue de vivre en salle, l'équipe donne le coup d’envoi à une stratégie à long terme qui comprend le Blu-ray, la vidéo à la demande transactionnelle ou avec publicité (TVOD/AVOD), la diffusion en continu et peut-être même une entente avec une compagnie aérienne.