Productions indépendantes : le parcours du combattant
Les créateurs indépendants Taylor Patterson et Temilola Adebayo discutent de leurs téléséries en quête d’un diffuseur et donnent des conseils aux producteurs émergents qui cherchent à séduire les organismes de financement et le public.
Pour les créateurs de télévision indépendants, voir leur idée prendre vie au petit écran a toujours représenté un défi. Le processus est devenu encore plus exigeant alors que les diffuseurs ont des contraintes financières croissantes. Résultat : bien des productions sont laissées en suspens et peinent à décrocher le financement et les partenariats nécessaires pour faire avancer leurs projets.
Malgré les obstacles, des productions émergentes trouvent de nouvelles façons de se faire entendre, que ce soit grâce à des pratiques de marketing innovantes, par le biais des médias numériques ou en allant chercher des sources de financement non traditionnelles.
Deux de ces créateurs nous parlent de leur expérience dans le monde de plus en plus complexe de la création indépendante et du chemin parfois tortueux qui mène à la réalisation des projets.
Taylor Patterson est scénariste et producteur de la série ICONS, une comédie qui se déroule dans les bureaux du tabloïd fictif The Buzz Room. Temilola Adebayo est productrice de la mini-série en quatre parties The Engagement Ultimatums, qui raconte l’histoire de quatre meilleurs amis qui font un pacte de mariage. Les deux séries sont en cours de production, à la recherche du feu vert tant attendu.
Une vision qui prend forme
Avant de franchir la ligne d’arrivée, tout projet doit passer par un processus de développement rigoureux. À ce stade, il faut affiner le concept, présenter le projet aux acheteurs potentiels et démontrer qu’il est viable – un aspect particulièrement important dans le marché actuel.
Même si l’idée est géniale, ce n’est pas suffisant. Les producteurs doivent aussi expliquer en quoi le projet se commercialise bien. Taylor Patterson explique que ICONS a beaucoup évolué durant le processus de développement. Au départ, en 2018, son idée tournait autour de la culture des célébrités et des paparazzis toxiques. Mais le projet a fini par bifurquer vers l’influence de la culture noire sur les médias viraux.

« Mon point de vue a changé, explique Taylor Patterson. J’ai commencé à comprendre que la culture noire est souvent à l’origine de ce qui devient viral. Plus je travaillais sur la série, plus elle évoluait avec moi. Je n’avais pas le même niveau de compréhension ou d’expérience quand j’ai eu l’idée originale, mais elle a mûri avec le temps, tout comme moi. »
« Cette évolution a donné de la profondeur à la série, poursuit-il. Elle n’est pas seulement drôle et actuelle, elle est aussi complexe et elle pousse à la réflexion. Une grande partie de l'humour est inspirée d’événements réels, et je pense que c'est ce qui rend ICONS accessible et pousse les gens à réfléchir au monde différemment. »
Temilola Adebayo, elle, cherchait surtout à réunir la bonne équipe de création. Si c’est elle qui a eu l’idée initiale de The Engagement Ultimatums, elle explique que collaborer avec des scénaristes et des consultants lui a permis « d’étoffer le contenu tout en restant fidèle à la vision d’origine ».
Une autre raison pour les nouveaux producteurs de miser sur une bonne équipe : rendre leurs projets plus attrayants pour les organisations de financement et les diffuseurs.
« L’emballage est crucial, c’est pourquoi je m’assure de présenter une équipe créative solide et de mettre en lumière tout le talent qui y est attaché, précise Temilola Adebayo. Si le projet est basé sur une PI [propriété intellectuelle] existante, il faut avoir mis la main sur les droits; autrement, c'est peu probable qu’un organisme de financement ou un diffuseur accepte de nous écouter. Ils veulent s’assurer que l’équipe a l’expérience nécessaire et la capacité de mener le projet à terme. »
Défis de production
Le financement reste un obstacle majeur pour la plupart des équipes de production. Taylor Patterson souligne que le Conseil des arts de Toronto a donné à ICONS son premier grand coup de pouce, ce qui lui a permis d’obtenir ensuite du financement provincial d’Ontario Creates. Il dit avoir lancé le projet sans trop de difficulté et il reconnaît que c’est « rare et que c’est une bénédiction. »
« Le développement de ICONS s’est bien passé, parce que le concept de départ était solide, explique-t-il. Bien sûr, il y a eu quelques refus, mais l'appui a été somme toute constant. J’ai eu des occasions extraordinaires de financement et de collaborations avec des gens talentueux dans l’industrie. J’entre tout juste dans une nouvelle phase qui présentera sûrement son lot d’obstacles. Mais jusqu’à maintenant, la clé a été de ne rien précipiter dans le processus. À chaque étape du développement, j’ai pris le temps qu’il fallait, ce qui n’a fait que renforcer le projet. »
Taylor Patterson note que le premier refus pour son projet est venu du Fonds indépendant de production (IPF). « Mais un premier financement municipal a validé mon idée et m’a ensuite permis d’obtenir du soutien supplémentaire plus facilement. »
Le projet de Temilola Adebayo a reçu du financement du Fonds Bell pour le Développement d’un ensemble de projets, ce qui a permis à son équipe d'écrire le premier épisode et la bible de la série.
Elle souligne que perdre une seule source de financement peut faire dérailler tout un montage financier et que les diffuseurs sont prudents à faire des acquisitions dans un contexte d’incertitude économique. Pour les projets indépendants, c’est donc encore plus difficile de se démarquer.
« Miser sur une bonne histoire, ça ne suffit pas; c’est à vous de démontrer pourquoi elle devrait être racontée maintenant, dit-elle. Un scénario solide, c’est le strict minimum. Il faut aussi positionner le projet pour qu’il intéresse des acheteurs potentiels et le public. »
La lumière au bout du tunnel
Dans l’industrie, les sources de financement non traditionnelles, les plateformes de diffusion comme YouTube, les collaborations entre des marques et des productions (pensons à Mattel et Barbie) et les créateurs de contenu indépendants font beaucoup jaser. Et ils suscitent autant de crainte que d’enthousiasme.
Netflix a commandé une émission au groupe de créateurs sur YouTube The Sidemen, et Prime Video présente la téléréalité d’un Youtubeur, Beast Games. Au Canada, Crave offre The Office Movers, des frères Jermaine et Trevaunn Richards, et Made for TV avec la star de TikTok Boman Martinez-Reid.
Les créateurs émergents qui n’ont pas la feuille de route des professionnels bien établis ni l’auditoire d'une vedette sur YouTube doivent faire preuve de créativité pour faire avancer leurs projets. La concurrence est féroce et les subventions, de plus en plus difficiles à décrocher. Temilola Adebayo reconnaît qu’il y a un besoin pour plus de sources de financement, comme le capital-investissement, la participation des marques et les ententes de coproduction à l’international.
« Je suis une cinéaste et productrice d’origine nigériane, et comme je réussis à m’imposer dans l’industrie du cinéma canadien, des membres de ma communauté ont manifesté l’intérêt d’investir dans mes projets, explique-t-elle. J’explore donc activement la possibilité de recourir à des capitaux indépendants, en particulier pour les projets de plus petite envergure. On remarque que des entreprises sont intéressées à participer à des projets correspondant à leurs valeurs. Ce type d’investissements diversifiés augmente beaucoup nos chances de faire décoller des projets. »
Taylor Patterson, quant à lui, n’a pas encore tenté d’obtenir du financement externe, mais il est ouvert à cette possibilité. « Si vous lisez ceci et que cela vous intéresse... appelez-moi! » lance-t-il à la blague.
Temilola Adebayo concentre une partie de ses efforts sur des projets plus modestes, mais viables d’un point de vue commercial, parce qu’ils lui permettent de poursuivre ses activités tout en continuant à présenter des demandes de financement traditionnel.
Pour beaucoup de producteurs indépendants, l'accès direct aux gens qui prennent les décisions représente un autre obstacle majeur. Pour le contourner, l’équipe de ICONS travaille à bâtir de solides bases avant de parler aux diffuseurs.
« Justin Wu, un bon ami à moi, mais aussi mon mentor, me rappelle toujours qu’on ne peut pas sauter d'étapes – à moins d’être un “nepo baby” [enfant d’une célébrité]! » lance Taylor Patterson en riant.
Temilola Adebayo insiste aussi sur l’importance de commencer à tisser son réseau dès le début de sa carrière. « Ceux et celles qui sont vos pairs aujourd’hui seront peut-être les décideurs de demain. »
Tous les deux espèrent trouver le bon diffuseur au lieu de retravailler leurs projets jusqu’à ce qu’ils entrent dans le moule des grands diffuseurs. Taylor Patterson garde l’esprit ouvert, mais il demeure prudent. « Il y a quelques diffuseurs tout en haut de ma liste, mais je veux juste travailler avec des gens qui sont enthousiasmés par le projet, dit-il. Ce qui compte le plus, c’est de trouver une réciprocité. Je ne voudrais pas construire quelque chose d’aussi important pour moi dans un environnement où l’on ne soutient pas le processus. »
Temilola Adebayo travaille toujours à perfectionner son idée, et reste à la recherche de la bonne plateforme. « On identifie les diffuseurs qui ont une programmation et un public en adéquation avec notre projet, plutôt que d’adapter notre contenu à ces diffuseurs, explique-t-elle. Le processus de validation a changé; les réseaux traditionnels ont toujours beaucoup de pouvoir, mais les différentes plateformes de diffusion ont ouvert de nouvelles portes pour les créateurs indépendants prêts à sortir des sentiers battus. »
Les médias sociaux comme argument de vente
Les créateurs indépendants doivent s’impliquer dans la commercialisation de leurs projets et bâtir leur auditoire.
Taylor Patterson et Temilola Adebayo misent sur les médias sociaux comme Instagram pour attirer le public très tôt dans le processus de développement. En publiant des images, des extraits ou du contenu tourné en coulisses, ils rejoignent des publics potentiels et peuvent attirer des partenaires.
Pour Taylor Patterson, l’une des premières victoires a été une vidéo créée pour ICONS. « C’est difficile de vendre une émission de télévision à partir d’une simple idée. Tout le monde pense avoir un bon concept, mais c’est à nous, les créateurs, de prouver que nous pouvons donner vie à notre idée. C’est essentiel de démontrer la faisabilité; ça permet aux gens d’avoir une perception tangible de votre idée… Le moment choisi et la stratégie sont cruciaux. Vous devez réfléchir soigneusement au moment et à l’endroit où vous allez publier votre extrait et ce que vous choisirez d’y inclure. Il y a une grande différence entre en donner juste assez pour que les gens soient intrigués et ouvrir votre jeu trop tôt. »
Taylor Patterson raconte que cette vidéo ne l'a pas seulement aidé à présenter son projet : « Elle a aussi contribué à créer un engouement et à faire naître une communauté intriguée par la série. C’est un outil qui permet de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Je le recommande. »
Le chemin de croix à parcourir
Le parcours de ICONS se poursuit et The Engagement Ultimatums est à la recherche d’un partenaire de coproduction. D’ici là, les créateurs de télévision indépendants continueront à naviguer en eaux troubles, mais les histoires de Taylor Patterson et de Temilola Adebayo prouvent qu’il existe des moyens de faire avancer un projet, par exemple en obtenant des subventions municipales, en tirant parti des plateformes numériques et en formant des partenariats stratégiques.