Raconter sa propre histoire  

Le Mois de la Fierté est de retour, tout comme ses défilés, ses marches et une panoplie de contenus queers sur nos écrans. Mais même si ces émissions et films représentent les communautés queers, la plupart des compagnies de production qui les créent sont toujours dominées par des personnes qui n’en font pas partie. Ce qui est en train de changer. Nous en avons discuté avec deux cinéastes queers qui ont pris les choses en main en ouvrant leurs propres boîtes de production. 

Le parcours fut long et périlleux, mais nous voyons enfin des créateur·trices queers s’approprier leurs propres histoires.  

« En tant que productrice et réalisatrice, une chose a toujours été claire pour moi : peu importe si on tourne une série, un film ou un documentaire, si le contenu est queer et que des personnes queers se trouvent dans la pièce, ce sera meilleur. C’est aussi simple que ça », explique Michelle Mama, cofondatrice de la compagnie de production torontoise GAY AGENDA.  

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Michelle Mama. Photo: Lulu Wei

Fondée en 2023, GAY AGENDA a pour mission de « libérer les voix queers grâce au mentorat et à la production ».  

Leur travail inclut un épisode de l’émission The Nature of Things nommé Fluid: Life Beyond the Binary (« Fluide : la vie au-delà de la binarité »), produit par Kensington Communications en collaboration avec GAY AGENDA, dans lequel l’humoriste non-binaire Mae Martin explore la science derrière la fluidité sexuelle et de genre, et le film Anti Diva: The Carole Pope Confessions, un documentaire explorant la carrière de cette icône du rock lesbienne à voir en salles plus tard cette année. Elle travaille aussi actuellement sur une série documentaire portant sur des personnes âgées queers, partiellement financée par le Fonds des médias du Canada.  

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L'équipe de l'épisode « Fluide : la vie au-delà de la binarité » de l’émission The Nature of Things

Démarrer sa propre compagnie de production vient toujours avec son lot de défis, et encore plus si celle-ci se concentre sur des récits 2ELGBTQIA+.  

« C’est épeurant et c’est stressant », admet Michelle Mama.  

« Quand nous avons commencé, il y a deux ans, nous nous sommes dit “appelons ça GAY AGENDA, tout en majuscules en l’honneur d’ACT UP et des luttes de l’époque.” Et depuis 2025, on se dit plutôt “merde, on doit recommencer à manifester, on recommence à se faire intimider, on nous veut du mal”. Tout à coup, notre petite compagnie de production est devenue extrêmement politique. Et je ne m'y oppose pas. Au contraire, on devrait miser là-dessus. » 

REPRÉSENTATION ET CONTRÔLE CRÉATIF 

« C'est toujours important d’avoir des personnes représentatives des sujets qu’on aborde à l’écran derrière la caméra, peu importe le sujet », déclare J Stevens, cinéaste et scénariste, qui dirige aussi sa propre compagnie de production, Spindle Films.   

« Quand des personnes queers travaillent ensemble pour raconter leurs propres histoires, il y a une atmosphère de confiance et d’aisance qui se crée. Personne n’a besoin d’expliquer pourquoi quelque chose est important; tout le monde le comprend, c’est une évidence, explique J Stevens. Et je crois que ça mène à des films plus complexes, diversifiés et intéressants. » 

De ses bureaux de Toronto et Calgary, Spindle Films se concentre sur la création de films percutants, qui mettent de l’avant des récits et des personnages 2ELGBTQIA+. 

J Stevens a appris très tôt que pour maintenir le contrôle de ses projets, il fallait aussi les produire, et que c’est beaucoup plus facile de le faire en ayant sa propre compagnie de production.  

« En commençant le processus d’écriture de mon premier long métrage, j’ai vite compris que je pourrais contrôler chaque étape du processus de création, et que c’était la chose à faire. C’est formidable parce que je peux aussi soutenir d’autres cinéastes en qui je crois et les aider à raconter leurs propres histoires », ajoute J Stevens, qui a remporté le prix Jay Scott aux Toronto Film Critics Association Awards de 2024.    

Le premier long métrage de J Stevens, Really Happy Someday, raconte l’histoire de Z, un acteur de théâtre transgenre qui échoue une importante audition pour une comédie musicale parce qu’il n’arrive plus à maîtriser sa voix après 12 mois de prise de testostérone. Pour sauver sa propre vie et sa carrière, Z devra se redécouvrir en embrassant sa nouvelle voix.    

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Really Happy Someday. Photo: Spindle Films

Selon J Stevens, très peu de créateur·trices de diverses identités de genre travaillent dans les milieux de la télévision et du cinéma, et il est important de les soutenir.   

« J’ai fait mon entrée dans le monde de la télévision syndiquée par la réalisation, et quand on regarde autour de soi, on voit que les personnes queers sont très rares, déclare J Stevens. Il y a très peu de personnes aux identités de genre diverses sur les plateaux. »  

« Toute personne qui fait partie d’un groupe marginalisé sait que d’être “la seule” sur un plateau n’est pas une expérience agréable. Je connais tellement de personnes aux identités de genre diverses qui attendent qu’on leur donne une chance, alors j’ai voulu utiliser ma plateforme pour propulser les voix de ces artistes. Jusqu’à maintenant, c’est l’aspect le plus magique de ma carrière. » 

DES LIENS QUI RENFORCENT 

Même dans un contexte budgétaire difficile pour les médias, les communautés 2ELGBTQIA+ sont de plus en plus représentées sur les écrans et les plateformes de diffusion.  

Mais compte tenu de la rareté du financement, Michelle Mama considère que des entreprises comme GAY AGENDA doivent chercher encore plus loin pour que leurs projets voient le jour.   

« Je suis allée à Content London en décembre, et les chiffres étaient très déprimants, déclare Michelle Mama, en faisant référence à la conférence mondiale sur l’industrie, où elle a appris que le financement était en forte baisse par rapport à l’année précédente. On a donc commencé à organiser des rencontres qui nous ont permis de réaliser qu’on peut créer des partenariats avec les pays anglophones. » 

C'est là qu’elle a appris l’existence de Virgin Media TV en Irlande, une plateforme « extrêmement » ouverte aux contenus queers, et Stan en Australie, qui diffuse l’émission Drag Race Down Under sur un autre territoire anglophone.  

« J’ai quitté Content London avec oui, l’impression que nous faisons face à une crise, mais que nous avons aussi la possibilité de prendre plus de place, de découvrir d’autres endroits et de collaborer avec de nouvelles personnes », soutient Michelle Mama. 

PARTAGER SES CONNAISSANCES ET SES EXPÉRIENCES 

C’est l’envie de collaborer et de partager son savoir qui a poussé J Stevens à créer la Spindle Films Foundation. L’année dernière, la fondation a lancé son tout premier programme de mentorat, qui offre une formation de six mois et un espace de réseautage pour les cinéastes transgenres, non-binaires, bispirituelles et de diverses identités de genre au Canada.  

J Stevens
J Stevens

J Stevens dit que les défis auxquels font face les créateur·trices queers sont nombreux, mais que le fait de se soutenir permet d’alléger le fardeau.  

« Ce sont des petites expériences qui s’accumulent et qui rendent le tout très lourd à porter, affirme J Stevens. Ne pas avoir accès à une salle de bains dans laquelle on se sent confortable sur les plateaux, se faire constamment mégenrer, perdre son emploi explicitement à cause de son identité de genre... » 

Avoir accès à un programme de mentorat et à un groupe à qui partager ses expériences permet de briser l’isolement, selon J Stevens. « Il y a là un pouvoir énorme. » 

Michelle Mama ressent aussi le besoin de partager le fruit de ses décennies d’expérience et de s’assurer que la communauté queer comprenne bien les luttes passées.   

« En ce moment, je sens que je peux être une mentore pour la prochaine génération à cause de mon bagage. Les communautés queers se concentrent trop sur la jeunesse et la beauté, mais je pense aussi que ce n’est pas complètement de notre faute, parce qu’on a perdu deux générations d’hommes merveilleux à cause de la crise du sida », affirme-t-elle.   

« Certaines personnes ont de la difficulté à savoir comment vieillir parce qu’elles n’ont pas assez eu d’exemples. En travaillant sur notre série sur les personnes âgées queers, on se rend compte que cette génération a beaucoup de choses à dire, et qu’il faut l’écouter avant qu’il ne soit trop tard. »  


Ingrid Randoja
Journaliste indépendante, Ingrid Randoja est l'ancienne responsable éditoriale de la section Film du magazine NOW de Toronto, l'ancienne rédactrice en chef adjointe du magazine Cineplex et l'une des membres fondateurs de la Toronto Film Critics Association.
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