Red Letter Films: produire en français dans un contexte minoritaire
En collaboration avec Femmes du cinéma, de la télévision et des médias numériques (FCTMN), Futur et Médias part à la rencontre de femmes inspirantes, à l’occasion d’une série de contenus autour de l’entrepreneuriat au féminin dans les industries des écrans. Pour ce septième volet, Futur et Médias est allé rencontrer Sylvie Peltier, la présidente et fondatrice de Red Letter Films, société reconnue depuis 25 ans pour la qualité de ses docu-réalités et contenus authentiques et basée en Colombie britannique.
Propos recueillis par Laurianne Désormiers
C’est en regardant des photos des Rocheuses à l’âge de 13 ans que la Québécoise Sylvie Peltier se fait la promesse de vivre en Colombie Britannique un jour. Sa ténacité a fait le reste, après un détour par Halifax où elle décroche une maîtrise en économie de l’environnement de l’Université Dalhousie. Rien pour se diriger vers une carrière de cheffe d’entreprise dans le milieu de la production audiovisuelle, pourrait-on penser.
Mais quand on a à cœur la volonté d’informer le public sur des études scientifiques ou économiques qui dorment sur des tablettes, le documentaire apparaît comme une évidence. Elle abandonne donc un doctorat en économie amorcé à l’Université de Colombie-Britannique (UBC) et un poste de chercheuse pour une firme-conseil afin de faire des études en cinéma et télévision. Et c’est par la porte de la réalisation qu’elle entre dans le milieu audiovisuel.
Du travail solitaire à l’entrepreneuriat
«Je me suis toujours sentie isolée dans mon métier de réalisatrice, que j’ai appris en autodidacte. C’est un travail très solitaire sur lequel on est très jugé.e. Je n’ai pas eu de mentor mais, malgré une première expérience traumatisante à Los Angeles, j’estime avoir été chanceuse dans ce parcours ».
Cette expérience, elle la raconte dans le documentaire : «Autopsie d’un film érotique», produit par Yves Bissaillon de l’ONF en 1999.
Pour une économiste de formation qui n’a pas peur des chiffres, elle réalise que la production, ce n’est pas si compliqué. Elle produit donc ses propres films et commence petit à petit à produire ceux des autres. «C’est là que Red Letter Films a pris forme. Ironiquement, c’est en regardant mes équipes travailler, que j’ai le plus appris du métier de réalisatrice!» convient-elle.
Toutefois, si elle reconnaît avoir toujours voulu sa propre entreprise, elle admet que le milieu des affaires ne l’attirait pas. « Dans les années 80, ça voulait dire talons-hauts et collants beiges pour les femmes, et je n’aimais pas l’attitude «boys-club» des hommes d’affaires en général». Elle bâtit donc son modèle d’affaire autour d’un type de contenu: le docu-réalité («factual entertainment»). Pas question d’être à la tête d’une grosse entreprise consolidée qui vise de gros profits et ne dure que quelques années.
«J’ai fait les choses tranquillement, à mon rythme. Et je n’ai jamais eu de dettes».
Pour développer ses compétences entrepreneuriales, elle a rejoint il y a six ans le chapitre local de GroYourBiz, puis la Chambre de Commerce francophone de Vancouver et profite des programmes offerts par la Société de développement économique de la Colombie-Britannique. «J’admire toutes les femmes d’affaires que j’y rencontre. Je leur trouve les points communs de l’empathie et de l’intelligence. Elles sont fortes, ambitieuses. Quand on est chef d’entreprise, on est isolé et c’est inspirant de pouvoir échanger avec ses pairs».
Mais un choix d’entreprise-boutique vient tout de même avec son lot de défis. L’un des plus importants étant que l’industrie canadienne des contenus est basée sur un modèle de financement par projets et qu’il est ardu d’obtenir du financement pour assurer la pérennité de l’entreprise. De plus, dans le domaine du documentaire, c’est difficile de déclencher un projet. C’est la raison pour laquelle Red Letter Films favorise les séries documentaires, plus faciles à renouveler que les projets uniques.
Quant au volet interactif il s’agit avant tout d’une demande réglementaire des organismes de financement. «Ni les diffuseurs ni le public n’ont d’intérêt pour ça en documentaire». Red Letter Films, via sa filiale «Tiguidou Médias» produit cependant des contenus de grande qualité, tels que la bande-dessinée interactive «Dehors: que faites-vous dans la rue».
Le défi de la francophonie minoritaire
Le plus grand défi de Red Letter Films demeure son statut d’entreprise francophone en milieu minoritaire. Pour cette ex-présidente de l’Alliance des Producteurs Francophones du Canada (APFC), «Même si on a accompli beaucoup, il y a une méconnaissance de la francophonie canadienne. Nous sommes souvent relégué.e.s à des productions de commande, à saveur régionale, alors qu’on peut faire beaucoup plus.»
Elle cite à cet égard la bataille qu’elle a dû mener pour qu’un documentaire sur l’itinérance, sujet international s’il en est, soit accepté pour une diffusion nationale «Il y a une présomption qu’en région, nous ne sommes pas capables de créer de la qualité, que les accents seront un problème. Mais on ne peut être comparés à de grosses entreprises bien établies du Québec. Il y a d'excellents producteurs francophones partout au pays».
En réalité, la qualité n’est pas un enjeu, comparativement à l’accès à la main-d'œuvre. Pas facile de bâtir des équipes francophones et ainsi répondre aux critères réglementaires pour accéder au financement. «Il y a des francophones parmi les nouveaux arrivants en Colombie-Britannique; certains très qualifiés. Mais s’ils n’ont pas de résidence permanente, je ne peux pas les engager; et ils finissent par travailler dans d’autres secteurs pour vivre». C’est aussi en raison de cette rareté de main-d’œuvre que la productrice n’était pas en faveur de l’application des mesures paritaires du Fonds des Médias du Canada et de Téléfilm Canada aux entreprises en situation linguistique minoritaire. «Nous travaillons avec de petites équipes, de 4 personnes parfois. Si ma réalisatrice tombe malade et que je la remplace par un homme, je mets le projet en péril».
Toujours oser… mais gérer ses attentes
Près d’un quart de siècle après la fondation de Red Letter Films, Sylvie Peltier considère que son modèle d’affaire est surtout basé sur sa capacité d’oser changer. «Aurais-je le courage d’être pigiste? Oui. Aurais-je le courage de produire? Oui. Aurais-je le courage de produire les autres? Oui. Aurais-je le courage d’avoir des employés? Oui». Mais entreprendre demeure un pari et les occasions de changement ne sont pas toujours au rendez-vous.
Par exemple, la rareté de main-d'œuvre a eu une incidence sur le développement de l’entreprise. A cause d’un bassin restreint de talents locaux, Red Letter ne s’est jamais tourné vers la fiction. Mais avec la demande inespérée des plateformes pour ces contenus, c’est pour la productrice une occasion d’affaires ratée.
Quoi qu’il en soit, elle ne découragerait aucune femme de se lancer dans l’entrepreneuriat dans notre industrie mais avec ces deux conseils: ne faites pas comme les autres, ne restez pas dans la moyenne et soyez consciente que ça ne devient pas nécessairement plus facile avec le temps.
C’est ce qu’elle a fait en choisissant le nom de son entreprise: quelque chose de mémorable.