Remettre en question l’appification de la télé
Apple a mis cartes sur table lors de son dernier lancement de produits, en proclamant que « l’avenir de la télé, ce sont les applications ». Frédéric Guarino, v.-p., développement des affaires chez Médiabiz International, remet en question une telle affirmation. Selon lui, le géant de la technologie aurait pu mieux jouer ses cartes.
Les attentes étaient très élevées lors de l’événement Apple du 9 septembre dernier, en particulier en ce qui a trait à l’Apple TV, dont la rumeur en faisait l’une des « stars » de la journée. Or, les événements Apple sont toujours précédés de prévisions plus ou moins exactes de la part des médias traditionnels et technologiques.
Steve Jobs avait qualifié l’Apple TV de « hobby » et était cité dans la biographie de Walter Isaacson ainsi : « Elle aura l’interface utilisateur la plus simple imaginable. J’ai finalement réussi. » En présentant une Apple TV revampée sur la scène du Centre Bill Graham, Tim Cook et son équipe sont restés fidèles au message de simplicité de Jobs. Toutefois, malgré tout l’art de la mise en scène, l’Apple TV 2015 n’est toujours pas une révolution.
L’événement du 9 septembre ne pouvait certes pas faire mieux que celui du printemps dernier, qui fut un véritable pas vers le découplage du câble. Rien cette fois-ci ne pouvait en effet rivaliser avec la première exclusivité de revente du nouveau service de vidéo sur demande HBO Now. Une telle absence illustre la vraie difficulté à laquelle Apple fait face dans ses négociations avec les détenteurs de droits, c’est-à-dire les studios de Hollywood. Plutôt que de procéder à des annonces ayant trait aux contenus, Apple mise plutôt sur une évolution de l’interface utilisateur avec l’intégration de Siri.
Les deux choses que l’on retient surtout de ce plus récent événement Apple sont le lancement du tvOS et l’intégration profonde de Siri. Le tvOS est sensé servir en tant qu’iPhone-isation de la télé en encourageant le développement d’applications. Côté contenus, la nouvelle Apple TV ne constitue toujours pas le franchissement du Rubicon vers un « bouquet mince » ou les contenus originaux qui ont été évoqués.
Pour parachever l’annonce, Tim Cook a déclaré, dans un style tout ce qu’il y a de plus Apple, que « le futur de la télé, ce sont les applications ». Avant de contester cette déclaration, regardons tout de même les apports positifs de l’Apple TV 2015, soit la 4e génération depuis 2007.
Le sans-fil avec Siri ne résout pas le trop-plein de signaux
Le choix d’intégrer Siri comme outil de découverte et de recherche est très intéressant. L’utilisation de la voix plutôt qu’un clavier peu pratique et mal conçu va très certainement susciter l’intérêt des consommateurs qui n’ont pas encore acheté de boîtes OTT. De plus, malgré certaines limites actuelles, la possibilité d’effectuer une recherche via iTunes, Netflix, Hulu et autres en se servant de sa voix s’avère une fonctionnalité fort intéressante, même si elle comporte certaines limites.
La remise en question de la maxime de Cook voulant que l’avenir de la télé repose dans les applications se situe au niveau la fonctionnalité que bien des téléspectateurs souhaitent voir apparaître : le mode passif. Le fait d’inviter ainsi les studios et producteurs de contenus à développer des applications en tvOS pourrait favoriser l’atomisation des bouquets et même des chaînes elles-mêmes, ce qui occasionnerait des difficultés au niveau de la découverte de contenus.
A-t-on réellement besoin d’une application pour chaque émission ou série? Comme l’a souligné Jim Nail, analyste principal chez Forrester Research, dans la revue Wired : « Une part immuable de l’expérience humaine est que, tant que nous devrons tous travailler 40, 50 ou 60 heures par semaine, nous allons rentrer chez nous le soir et voudrons tout simplement nous écraser devant le téléviseur. Le véritable potentiel pour les boîtiers numériques est de résoudre le problème de « zapping » avec la télécommande, c’est-à-dire de deviner ce que le téléspectateur veut regarder avant même que celui-ci le sache. »
Est-ce que Siri apporte une solution au « zapping » en permettant l’utilisation de la voix? Non. Du moins, pas selon ce qui fut présenté, du simple fait que Siri est un outil de recherche et non un mode passif. Malgré toutes les annonces de « révolutions » dans le domaine de la télévision, regarder le petit écran demeure une expérience résolument passive où le téléspectateur recherche avant tout la simplicité, le choix et une occasion de « zapper ».
Certes, la possibilité de demander à Siri d’aller chercher la collection des films de Ryan Gosling ou l’épisode de Seinfeld où Kramer fait dormir des touristes japonais dans des tiroirs va satisfaire un certain nombre de téléspectateurs, mais certainement pas la majorité.
Un abonné de Netflix frustré relate son expérience : « Avec tout le temps que j’ai consacré à chercher du contenu intéressant sur Netflix, j’aurais pu me farcir un épisode complet d’une série télé ». Le paradoxe du choix, notion popularisée par le psychologue Barry Schwartz, reste un phénomène très réel pour un nombre croissant d’utilisateurs dépassés.
Le fait de déclarer que « l’avenir de la télévision, ce sont les applications » apparaît en fait comme un aveu d’impuissance. Apple n’est pas dans la même position de force dont elle jouissait face à l’industrie de la musique, alors qu’elle négocie avec les cerbères du contenu cinéma et télé, soit les studios plus que centenaires. Ces sept studios constituent un bel exemple de résilience, du fait qu’ils ont maintenu leur rôle de gardien du temple malgré des fusions et réorganisations multiples, et qu’ils refusent pour le moment de plier devant le géant en lui remettant les clés de la voûte où se trouvent leurs précieux contenus.
L’appel à l’appification de la télé demeurera un écran de fumée jusqu’à ce qu’Apple soit prête à plonger dans la production de contenus originaux. Le paysage pourrait changer si l’entreprise décidait de conclure une entente stratégique ou de jouer gros et racheter un câblodistributeur, un concurrent de Comcast ou Charter-TimeWarnerCable. Acquérir l’ADN d’un câblodistributeur pourrait en effet potentiellement servir Apple dans ses négociations difficiles avec les studios hollywoodiens.
Cablevision, basée à New York, serait une option intéressante pour les deux types d’accords¹, notamment parce qu’elle fut le premier service de câblodistribution à offrir HBO Now en service dégroupé sans abonnement au câble. Sans trop imaginer ce qui aurait pu être, la relation particulière de Steve Jobs avec Disney via Pixar aurait pu donner à Apple d’autres cartes à jouer dans sa quête des écrans de télé en ce qui a trait aux contenus.
La carte maîtresse d’Apple : 800 millions de cartes de paiement
L’équipe d’Apple n’a ni relevé, ni mis en lumière son arme secrète pour l’Apple TV et le tvOS, une arme enviée par les fabricants de produits électroniques concurrents : les 800 millions de cartesde paiement rattachées à l’écosystème Apple.
Dans l’ère actuelle du « mediaquake », où le paysage se redéfinit à très grande vitesse, les télécoms et câblos, qui sont souvent une seule et même entité, redoublent d’efforts afin de rendre les consommateurs accros aux plans de données haute vitesse. En ce moment, les opérateurs ont le beau jeu, notamment de par leur capacité à facturer les consommateurs et donc à entretenir une relation directe. Apple s’avère beaucoup plus qu’un valeureux adversaire dans cette bataille, et sa capacité en matière de facturation explique aisément la décision d’orienter le tvOS vers l’univers du jeu.
En conclusion, l’Apple TV 2015, 4e génération du boîtier OTT, possède de nouvelles fonctionnalités intéressantes telles que la recherche vocale via Siri et une nouvelle télécommande. Toutefois, nous demeurons ici bien loin d’une réussite. Les applications invitent à une balkanisation et une atomisation des choix de contenus plutôt qu’à une expérience simple. La Siri-sation d’Apple TV contribue certes beaucoup à accentuer son facteur “cool” mais évite la notion la plus importante : les téléspectateurs recherchent, en majorité, une expérience passive et confortable.
Demeurez tout de même à l’écoute : le recrutement d'experts en intelligence artificielle chez Apple pourrait peut-être mener vers la révolution tant attendue…
1. Cet article a été rédigé avant l'annonce de l'achat par Altice de Cablevision pour 17,7 milliards de dollars.