Slow TV : L’innovation n’est pas toujours technologique

Les esprits les plus « télévisuellement » éclairés s’accordent sur la difficulté à créer de l’engouement pour une émission. L’effort scénaristique exigé pour maintenir l’intérêt d’un public surstimulé et ultra critique est gigantesque. Peu auraient parié qu’une solution existe dans l’univers lent et non écrit de la « slow TV » ou la télescargot.

La « slow TV » qui venait du froid

Depuis les débuts de l’écogastronomie (« slow food ») en Italie en 1986, il n’y a pas une activité humaine n’ayant pas son volet « slow » : « slow cities », « slow fashion », « slow money », « slow education », etc. Ce mouvement prône le respect de l’environnement, de la durée naturelle et de l’attente de la transformation. Il se veut une réponse à l’énorme vague d’instantanéité et de jeunisme qui a envahi nos vies.

En 2009, le producteur de télévision norvégien Thomas Hellum décide presque à la blague d’enregistrer, dans le cadre d’un programme commémorant la Deuxième Guerre mondiale, les 7 h 14 min du voyage en train séparant Oslo de Bergen.

NRK2 (une chaîne publique en Norvège) diffuse le voyage et là… surprise! Un total de 1,2 million de téléspectateurs s’installent devant leur écran et pulvérisent les records d’audience. Simultanément, des milliers de conversations sur Twitter et Facebook font vibrer le paysage audiovisuel norvégien comme jamais. Durée et nature : la télescargot moderne venait de naître en Norvège.

Thomas Hellum et son équipe ont décidé de surfer sur cette vague incroyable et d’en produire d’autres en s’inspirant d’un bref événement survenu pendant le premier voyage en train. Un journaliste avait pris une photo du train en question. L’équipe s’est alors posé la question suivante : « Qui serait venu si plus de monde avait su que le train se trouvait à ce quai? »

L’équipe décide de passer à la vitesse supérieure (elle est facile, mais irrésistible) et de cette fois-ci diffuser en direct un voyage en bateau entre Bergen et Kirkenes (un trajet de cinq jours et demi) le long de la côte norvégienne. En plus d’être en direct, le voyage serait préparé à partir des désirs des fans n’ayant pas manqué de partager leurs souhaits sur le Web avant l’événement.

Les résultats sont aussi beaux que fascinants :

  • des pointes de 3,6 millions de téléspectateurs (pour un pays comptant 5,6 millions d’habitants);

  • une mise hors service de Twitter pour cause de saturation;
  • 134 heures, 42 minutes et 42 secondes de diffusion en continu et en direct, fracassant ainsi le record Guinness mondial du plus long documentaire;

  • une expérience humaine exceptionnelle ayant rassemblé un peuple la durée d’une aventure commune positive et totalement fictionnelle.

Audience de la NRK2 sur les 5 jours de diffusion

Le courage de l’ennui

Comme toute innovation, elle a trouvé sa source dans un moment d’inattention. Un moment de pure rêverie au-delà de l’impuissance acquise qui nous est distillée à longueur de journée. Dans la démonstration de Thomas Hellum, il est important de retenir les éléments s’étant soldés par ce moment magique entre un public devenu une réelle communauté et une émission de télé :

  • aucun condensé;

  • aucun montage;

  • écoute des désirs de la communauté;
  • diffusion en direct sur le site Web et la télé;
  • des caméras innovantes (technologie et cadrage) partagées et gérées en direct;

  • un fil Twitter et une page Facebook accessibles au public et aux médias;

  • la compatibilité avec la téléphonie mobile;

  • un accès simultané au contenu sous diverses formes.

Mais surtout, laisser le public raconter l’histoire sans aucune modération.

Le principal facteur de succès a été l’émergence d’un nouveau principe, celui de la « Wave TV ». Comme un surfeur embarque sur une vague, le téléspectateur embarque dans le programme pendant qu’il se tourne, quand il le peut et autant qu’il le peut à l’aide des moyens qu’il choisit.

La conversation DEVIENT l’événement et peut donc changer à tout moment. Véritable écriture collective, le fait de s’inviter dans le programme PENDANT qu’il se tourne est un facteur critique de succès. C’est le fameux rendez-vous.

Cette volatilité rapproche la « slow TV »  d’un autre type de programme, beaucoup plus coûteux à produire, soit le sport en direct. Le sport a la réputation d’être le sujet le plus addictif qui existe avec un niveau d’engouement inégalé. Il suffit de penser aux coûts pharaoniques des retransmissions des Jeux olympiques ou des Grands Prix de Formule 1 pour imaginer les retombées commerciales de cet engouement.

Or, la télescargot représente en quelque sorte un rappel à l’ordre dans ce paysage ultra concurrentiel. Elle rejoint le sport dans l’engagement provoqué et démontre que la création de programmes addictifs ne nécessite pas qu’une histoire aux dimensions humaines, mais aussi une forte sincérité ancrée dans des valeurs positives, le tout en accord avec nos propriétés cognitives. Nous sommes nos limites. Le sport le détient naturellement, la « slow TV » aussi semble-t-il. Peut-être est-ce là la trouvaille, la preuve qui change tout et rend savoureux ce qui ne pèse que très peu sur papier. Thomas Hellum nous le dit : le projet du train tenait sur une simple feuille…

Source: Martin Smith – Curagami 2014

Être là au cas où…

Ce ressort n’a pas été inventé par la téléréalité, mais magnifié par elle. Souvenons-nous de l’hypnotique feu de bois ou de la mire en attendant le début de la programmation du jour dans notre jeune temps. Qui ne s’est pas laissé emporter par ces moments aussi vides que remplis de promesses? En 1963, Andy Warhol a tourné une nuit de sommeil d’un ami poète. Depuis longtemps, le Web héberge des chaînes payantes de diffusion en HD de feux bucoliques ou de merveilleux aquariums.

La clef cachée du pouvoir sur un être humain, c’est la promesse du possible, le répétitif, le soutien indirect à sa rêverie. Poussé à son maximum négatif, ce syndrome connu sous l’acronyme FOMO (Fear Of Missing Out ou la peur de manquer quelque chose) est le symbole de notre relation complexe avec l’événement. Les nouvelles technologies bénéficient largement de cette faiblesse et ont pour beaucoup aggravé notre incapacité de décider, de lâcher prise, d’aller là plutôt qu’ailleurs, de fermer l’ordinateur. Les plateformes Facebook et Twitter, prises directes sur une certaine réalité gérée comme une fiction, sont reconnues comme des facteurs d’accélération de ce syndrome.

Bouclez votre ceinture!

Il est temps de se faire rappeler que les faiblesses et les forces sont toujours au même endroit. Du bon côté de la force, il y a des émissions de « slow TV » qui offrent de réelles occasions contemplatives, rassembleuses, reposantes, voire des outils de rébellion ou de réflexion politique. Que penser de cette initiative du Travel Channel, aux États-Unis, qui a annoncé une émission ininterrompue de 12 heures le 27 novembre 2015, soit le jour du Vendredi noir. « Slow Road Live » invite les téléspectateurs « à embarquer dans une décapotable pour un road-trip afin de contempler la beauté du monde qui nous entoure », selon Ross Babbit, premier vice-président, Programmation et développement pour Travel Channel. Le voyage est programmé le jour où les Américains achètent le plus... C’est un signal que la télé peut inventer des formes innovantes et surprenantes qui savent magnifier les codes de l’époque dont elle témoigne.

Sortir des sentiers battus ne signifie pas « sortir de la boîte », mais plutôt comprendre la boîte. La télescargot contribue à une meilleure connaissance de soi et nous rappelle que nous sommes des romantiques qui aimons vivre en groupe et le faire savoir. Puisse la télévision s’en souvenir et en faire quelque chose de beau. Je vous invite à écouter la présentation de Thomas Hellum sur la « slow TV » (18 minutes de pur plaisir).


Véronique Marino
Véronique Marino est cofondatrice de l’agence LaCogency.co dédiée à l’intégration du numérique dans les industries de la culture et du divertissement. Directrice du programme Médias interactifs à L’inis depuis 2004, elle anime régulièrement des ateliers ainsi que des conférences dans tout le Canada et en France (pour l’INA, L’INASup, ParisWeb).
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