Snapchat : comment parler à 200 millions de jeunes?

Difficile parfois d’atteindre la génération Z (née entre 1995 et aujourd’hui) qui semble avoir adopté un mode de consommation complètement numérique. Une application mobile se démarque toutefois du lot quand il s’agit de parler aux adolescents et jeunes adultes : Snapchat.

Le monde de la finance et des nouvelles technologies a fait les yeux ronds en novembre 2013 quand Evan Spiegel, alors âgé de 22 ans, a refusé une offre de 3 milliards de dollars de la part de Facebook pour acquérir son application de messagerie éphémère Snapchat. Le jeune entrepreneur a eu raison de croire à son petit fantôme blanc sur fond jaune : en moins de quatre ans, Snapchat est devenue une des applications préférées des adolescents et, selon les plus récentes prévisions, sa valorisation atteindrait 19 milliards de dollars.

Ce chiffre en ferait la troisième jeune entreprise non cotée de la planète en termes de valorisation, juste derrière le fabricant de téléphones intelligents chinois Xiaomi (46 milliards de dollars) et Uber (41 milliards de dollars).

Selon un document de la SEC (U.S. Securities and Exchange Commission) paru l’année dernière, Snapchat aurait réussi à lever près de 485 millions de dollars, notamment auprès de Jack Ma, le géant chinois du commerce électronique (Alibaba) qui aurait investi 200 millions de dollars dans la jeune entreprise, ainsi que du fonds d’investissement Kleiner Perkins Caufield & Byer, qui détient déjà une participation dans Google et Twitter.

L’idée de Snapchat est née en 2011 sur le campus de l’Université Stanford. L’appli, qui portait initialement le nom de Picaboo, permet le partage de « snaps » (soit des photos ou des vidéos sur lesquelles les utilisateurs peuvent ajouter du texte et des dessins). Par contre, les destinataires ne peuvent visionner le contenu reçu que pendant une fenêtre allant de une à dix secondes.

Selon une étude menée par Global Web Index, Snapchat est l’application sociale ayant enregistré la plus forte croissance en 2014, passant de 30 millions d’utilisateurs en 2013 à 200 millions aujourd’hui. Ces derniers s’échangeraient plus de 700 millions de photos et de messages par jour. Si Snapchat possède une immense masse d’utilisateurs engagés, l’appli est toujours à la recherche de son modèle économique, et ce, même si elle a l’ambition de devenir la plateforme multimédia mobile dominante auprès des adolescents et des jeunes adultes.

La moitié des utilisateurs de l’application ont entre 13 et 17 ans (31 % ont entre 18 et 24 ans). Comme l’explique Will Oremus de Slate : « Snapchat fait en sorte que tous ceux qui ont plus de 25 ans se sentent vieux, y compris ceux qui ne s’étaient jamais sentis vieux auparavant. C’est peut-être son plus grand attrait. » Rappelons au passage que le fondateur de Snapchat, Evan Spiegel, n’a que 24 ans.

Les utilisateurs viennent trouver sur Snapchat une liberté qui n’existe plus sur une plateforme très policée comme Facebook, où les abonnés doivent gérer leur identité numérique en permanence (dans ce que l’auteure Christine Rosen qualifie d’Ego Casting ou la production et la mise en scène de soi). Pour les adolescents, Snapchat représente l’anti-Facebook. C’est l’endroit où ils peuvent s’exprimer librement sans craindre d’être jugés. En un mot, Snapchat est libératrice.

Monétiser les histoires

Fin 2013, Snapchat a lancé Stories, une fonctionnalité qui permet aux utilisateurs de télécharger des photos et des vidéos qui sont visibles par tous leurs contacts pendant 24 heures. Près d’un an plus tard, la plateforme a rendu cette fonctionnalité accessible aux marques en leur offrant la possibilité, contre la modique somme de 750 000 $, de diffuser pendant 24 heures simultanément sur des millions de téléphones intelligents une publicité qui disparaît lorsqu’on la regarde.

Si les « snaps » commandités sont particulièrement pertinents pour des offensives marketing comme des réductions de prix temporaires ou des soldes événementiels, ils se prêtent toutefois moins bien au positionnement de prestige. Contrairement à Instagram ou à Pinterest, qui ont opté pour un format publicitaire de plus haute gamme, Evan Spiegel justifie le côté minimaliste des publicités diffusées via Snapchat : « Elles ne seront pas trop élaborées et elles ne seront pas ciblées. »

« Our Story »

En juin 2014, Snapchat a profité de la tenue de l’Electric Daisy Carnival à Las Vegas pour lancer Our Story. La fonctionnalité réunit une suite de « snaps » postés par des amateurs se trouvant au même endroit pour assister au même événement. Le contenu est alors choisi par l’équipe de Snapchat pour créer une histoire authentique autour d’un événement donné.

Lors de la tempête de neige qui s’est abattue sur New York le 26 janvier 2015, l’équipe de Snapchat a créé l’histoire « Snowpocalypse », laquelle a enregistré 25 millions de vues en 24 heures. À titre comparatif, « Sunday Night Football » rejoint 21 millions de personnes. Depuis, Snapchat a produit de telles histoires pour le Nouvel an, les Golden Globes, la semaine de la mode à New York et l’after-party Vanity Fair des Oscars.

Les événements sportifs sont particulièrement populaires sur Our Story. Snapchat a d’ailleurs publié des histoires pour le Daytona 500, la Coupe du monde de football et le football universitaire. Par contre, la question des droits se pose : ces contenus ont été créés via les « snaps » d’usagers, sans l’autorisation expresse des ligues, et ces dernières ont la réputation d’être très pointilleuses en matière de droits de diffusion. Snapchat, qui espérait depuis mars 2015 signer des ententes avec des ligues sportives, a enfin conclu un premier partenariat avec la Ligue majeure de baseball aux États-Unis pour diffuser du contenu sportif à intervalles réguliers via Our Story.

Un éditorial sur mesure

Dernière nouveauté en date, Snapchat a lancé en janvier Discover, une plateforme qui intègre 11 médias plus « traditionnels » comme CNN, Yahoo, Vice, National Geographic, Buzzfeed, ESPN et Cosmopolitan. Ces derniers proposent chaque jour un éditorial sur mesure réunissant de courts formats, accessible d’un mouvement de pouce et créé sur mesure pour le public cible. Chaque éditorial présente un sujet ludique et accessible au plus grand nombre. Sur le même principe que Our Story, les contenus sont hébergés 24 heures avant d’être remplacés.

Pour Evan Spiegel, ce mode de diffusion prend le contrepied du modèle adopté par des plateformes comme Facebook puisqu’il accorde aux éditeurs et aux artistes le contrôle sur la diffusion de leur contenu. Contrairement à Facebook, la diffusion des contenus sur Discover n’est pas confiée à un algorithme qui pense connaître vos habitudes de consommation; c’est plutôt le fruit d’une réflexion humaine dans une salle de rédaction. Sur Snapchat, la curation et l’édito sont confiés à des professionnels.

Les contenus sur Discover ne dirigent vers aucun lien externe puisque Snapchat l’interdit, désirant être considérée comme un média à part entière et non pas comme un intermédiaire entre l’utilisateur et l’éditeur. D’ailleurs, selon Politico, Snapchat a embauché le correspondant politique de CNN Peter Hamby et lui a confié la responsabilité d’une future section dédiée à l’actualité.

Un mois après le lancement de Discover, Snapchat a utilisé cette nouvelle fonctionnalité pour diffuser sa première série originale, Literally Can’t Even, écrite par Sasha Spielberg et interprétée par Emily Goldwyn. Bien que les critiques n’aient pas été au rendez-vous, l’expérience laisse présager d’autres productions du même type, à moins que Snapchat ne décide de repenser son module Discover. En effet, selon The Information, le service a vu son achalandage chuter de moitié en quelques mois.

Il n’y a pourtant pas de quoi s’inquiéter selon les observateurs puisque Snapchat peut toujours se réinventer. D’une part, Le Monde explique que les partenariats signés par Snapchat arrivent à échéance en juin et que cette dernière saura les reconduire ou devra les réévaluer pour les adapter à sa cible. D’autre part, le petit fantôme blanc est très prisé par les marques (McDonald, Universal, Samsung, Macy, Amazon) qui tiennent mordicus à connecter avec un public cible jugé difficile d’approche. Ces dernières savent que la popularité de Snapchat est loin de se tarir.


Fabien Loszach
Titulaire d’un doctorat en sociologie avec spécialisation dans les imaginaires sociaux, l’art et la culture populaire, Fabien Loszach travaille comme directeur de la stratégie interactive pour l’agence Brad et comme consultant dans les domaines médiatique et numérique. Il est aussi chroniqueur à l’émission La sphère consacrée aux cultures numériques et diffusée sur les ondes d’Ici Radio-Canada Première. Chaque semaine, il y traite d’un sujet d’actualité avec le regard d’un sociologue.
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