Accessibilité et conservation des produits culturels: le chemin de l’«enfer des licences» est pavé de bonnes intentions

En cette période de confinement lié à la COVID-19, peut-être avez-vous souhaité profiter de l’occasion pour revisiter un produit culturel marquant de votre adolescence. Peut-être encore avez-vous ensuite réalisé que votre seule option pour mettre la main sur la série télévisée, le film ou le jeu vidéo en question était d’enchérir à fort prix sur les quelques rares exemplaires d’occasion disponibles en ligne ou, pire encore, qu’il vous était tout simplement impossible d’y accéder légalement par quelque moyen que ce soit. Si tel a été votre cas, vous avez probablement été témoin d’un phénomène populairement désigné comme l’«enfer des licences» (mieux connu sous l’appellation anglaise «licensing hell»)

Ce phénomène résulte généralement de chaînes de titres dans les droits de propriété intellectuelle sous-jacents si complexes, restrictives ou ambigües que la distribution légale de ces produits culturels devient en pratique impossible. À l’aube de l’ère de la distribution entièrement numérique, qui risque d’exacerber ce phénomène, il est plus important que jamais de se pencher sur celui-ci.

Soyons clairs: la raréfaction ou la disparition de produits culturels ne date pas d’hier. Il suffit de penser à la vaste majorité des films hollywoodiens de l’époque du muet, aujourd’hui disparus, incluant certains grands films comme La Reine des Césars (version française de Cleopatra), de 1917. Ce qui étonne et inquiète avec l’«enfer des licences», toutefois, est que certaines œuvres peuvent devenir inaccessibles au public que quelques années seulement après leur distribution initiale, comme le démontreront les quelques cas analysés ci-après.

Il faut de plus comprendre que les environnements juridique et technologique dans lesquels nous évoluons sont particulièrement propices à la croissance de ce phénomène. Un produit culturel, par sa nature, est souvent composé d’un faisceau de droits de propriété intellectuelle. À titre d’exemple, un film constitue une œuvre cinématographique au sens de la Loi sur le droit d’auteur, mais celui-ci peut néanmoins nécessiter des licences relatives aux œuvres d’autrui. C’est notamment le cas des adaptations d’œuvres littéraires ou des films qui font usage d’œuvres musicales préexistantes. 

Il faut par ailleurs prendre en considération les licences de marques de commerce qui peuvent également s’avérer nécessaires pour l’usage des produits, logos ou personnages d’autrui. 

De plus, les droits exclusifs conférés par le droit d’auteur, incluant les droits de reproduction et de communication au public dans les diverses régions du monde, sont fréquemment démembrés en faveur de plusieurs intervenants. 

À une époque où les produits culturels gagnent en sophistication et où les adaptations, les reprises («remakes») et les incursions («crossovers») sont plus fréquentes que jamais, il est facile de comprendre que la gestion des droits de propriété intellectuelle sous-jacents peut vite devenir fort complexe. Ajoutons à cela l’évolution fulgurante et difficile à prévoir des formats et des canaux de distribution pouvant rendre l’interprétation des contrats de licence périlleuse, et nous obtenons le parfait contexte pour conduire un produit culturel tout droit vers l’«enfer des licences».

Quelques cas tristement célèbres

Neon Genesis Evangelion

La série animée japonaise culte Neon Genesis Evangelion, d’abord découverte par le public anglophone dans les années 90 par le biais d’un doublage réalisé par le distributeur américain ADV Films, illustre parfaitement le phénomène

À la suite de la liquidation d’ADV Films et en raison de litiges complexes impliquant notamment les studios d’animation Gainax et Khara (studio du créateur de la série, Hideaki Anno), il est toujours impossible pour les adeptes de la série d’accéder au doublage original anglais dans un format récent autrement que par l’achat de copies piratées.

Malgré la forte demande du public et les nombreuses pétitions, Netflix, qui est parvenue à conclure, en 2018, une nouvelle licence pour diffuser la série, a finalement abandonné le doublage original et a choisi de redoubler la série en entier, au grand désespoir de certains adeptes de la version originale des années 90. Bien que les raisons exactes de ce choix n’aient pas été divulguées, il y a fort à parier que celui-ci a été motivé par le statut juridique épineux du doublage original. 

Une autre différence majeure avec la série originale a vite été remarquée: l’omission de la chanson Fly Me to the Moon, de Bart Howard, qui accompagnait autrefois le générique de fin et dont Netflix n’aurait pas réussi à obtenir une licence à juste prix. 

En toute vraisemblance, la série originale des années 90 semble donc condamnée à ne plus jamais être distribuée légalement.

Silent Hill P.T. et Scott Pilgrim vs. the World The Game

Dans l’industrie du jeu vidéo, les retraits de certaines œuvres des marchés en ligne («delisting») sont nombreux et souvent controversés. Parmi les exemples les plus célèbres, le retrait définitif par Konami d’une démo jouable du jeu Silent Hill surnommée P.T. (pour «playable teaser») avait provoqué l’ire de certains joueurs et poussé des observateurs à conclure que l’industrie vivait une crise de la conservation.

Plus près de nous, le jeu Scott Pilgrim vs. the World – The Game, édité par Ubisoft Montréal et tiré du film Scott Pilgrim vs. the World d’Universal Studios ― lui-même inspiré de la série de romans graphiques de Bryan Lee O’Malley et publiée par Oni Press ― est un exemple probant de l’«enfer des licences»

Malgré l’excellente réception du jeu et le succès remporté par celui-ci entre son lancement en 2010 et son retrait en 2014, il est impossible d’y jouer légalement, à moins de l’avoir installé sur un disque dur à l’époque où il était toujours distribué commercialement. 

Vu la liste impressionnante des intervenants et détenteurs de droits précités, à laquelle il faut aussi ajouter le groupe Anamanaguchi, qui en a réalisé la trame sonore, il est facile de s’imaginer comment les négociations ont pu achopper, forçant le jeu à sombrer tranquillement dans l’oubli, au grand dam de la communauté des joueurs et du créateur de la série lui-même

Initiatives notables

Au chapitre des initiatives notables en réponse au phénomène, il convient de mentionner le travail de Shawn Sackenheim et de l’équipe du site Delisted Games, qui ont entrepris de répertorier les jeux vidéo maintenant inaccessibles au public et de documenter leurs histoires et les raisons de leur inaccessibilité.

Il faut aussi souligner que chaque industrie culturelle compte son lot d’intervenants qui s’efforcent de démêler ces impasses juridiques afin de sauver des produits culturels de l’«enfer des licences» au prix d’efforts considérables. 

Dans l’industrie du jeu vidéo, GOG.com (anciennement Good Old Games) a notoirement restauré plusieurs séries de jeux, dont 13 jeux issus de la série Forgotten Realms publiés dans les années 80 et 90. Interrogés au sujet de leurs travaux de restauration, les représentants de GOG.com ont comparé ceux-ci à un travail de détective. Dans le cadre d’une entrevue accordée au magazine PC Gamer relevant presque du récit d’aventure, ils ont aussi indiqué avoir dû reconstituer un lourd historique d’acquisitions, de fusions et de faillites et déterrer des contrats vieux de plusieurs décennies avant de finalement y parvenir, après de nombreuses années.

Les risques accrus de la distribution entièrement numérique

S’il est possible de penser que l’évolution des technologies et la distribution entièrement numérique (soit la distribution numérique de produits culturels pour lesquels il n’existe pas d’équivalents physiques) facilitent la conservation des produits culturels, la réalité est toute autre. 

Depuis plusieurs années, diverses publications scientifiques préviennent que l’ère numérique marquera le contexte le plus fragile et complexe de l’histoire humaine en matière de conservation. De plus, un nombre considérable de pays ont amorcé des chantiers de modernisation de leurs lois sur le droit d’auteur à la suite des travaux de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle portant sur la conservation numérique.

L’utilisation croissante des plateformes de diffusion en continu a donc de quoi inquiéter. En cas du retrait d’un produit culturel de celles-ci, les autres solutions pour y accéder sont souvent inexistantes ou extrêmement limitées. Avec le développement de nouveaux modèles de distribution, comme les plateformes de jeux vidéo à la demande («gaming on demand» (GoD) ou «cloud gaming»), il est possible de croire, à l’instar de certains observateurs, que les problèmes liés à l’«enfer des licences» seront exacerbés.

Plaidoyer pour une meilleure gestion des droits de propriété intellectuelle

Compte tenu de ce qui précède, il est à espérer que les industries culturelles apprendront des erreurs du passé et sauront mettre en place de meilleurs outils de gestion des droits de propriété intellectuelle, à commencer par la rédaction des contrats de licence. En effet, l’inclusion de termes plus flexibles pouvant s’adapter aux réalités technologiques et commerciales changeantes et tenant compte de l’intérêt porté à l’œuvre constituerait déjà une excellente initiative de prévention. L’assujettissement de ces contrats à des mécanismes de règlement des différends simples et peu coûteux en constituerait une autre.

En attendant, nous ne pouvons que souhaiter que les produits culturels qui marquent aujourd’hui nos vies demeureront aisément accessibles aux générations futures afin qu’elles puissent en profiter tout autant, loin des flammes métaphoriques de l’«enfer des licences».


Vincent Caron
Vincent Caron pratique dans les domaines du droit des marques de commerce, du droit d’auteur et du droit commercial relié à la propriété intellectuelle. Il conseille également des entreprises, notamment dans le secteur des hautes technologies, sur des questions liées à la gouvernance et au droit des sociétés dans le cadre de financements et d’opérations commerciales diverses.
En savoir plus