Apex Legends: la leçon apprise d’EA dans sa lutte contre Fortnite

Bien que Fortnite semble indélogeable au rang des «phénomènes» socio-économiques issus du domaine du jeu vidéo, nombreux sont ceux qui cherchent à défier celui-ci.

Fortnite, développé par la société EPIC Games dont le siège est situé à Cary, en Caroline du Nord, a initialement été annoncé en 2011. Si son succès semble soudain, c’est qu’il a pris une ampleur considérable suite à l’évolution du jeu vers un mode «battle royale», une variation du tous contre tous à 100 participants, où un seul joueur est sacré gagnant. On s’entend généralement pour dire que le «Fortnite nouveau» nait avec cette mouture à l’automne 2017.

Certains grands acteurs du domaine, qui se sont fait surprendre par le succès fulgurant du battle royale développé par EPIC, ont depuis annoncé leurs propres initiatives du genre. Bien que Fortnite ait été précédé de jeux comme H1Z1 et PlayerUnknown’s Battleground, la palme du challengeur le plus sérieux revient aujourd’hui à Apex Legends, un jeu développé par Electronic Arts et lancé le 4 février 2019, soit près de deux ans après Fortnite.

Apex Legends, une variation plus «réaliste» du système de jeu de type battle royale proposé par Fortnite, quant à lui plus coloré, a fait son entrée sur le marché en catimini. En effet, personne ne l’attendait. Alors que les développeurs de jeu préparent habituellement leurs communautés des mois à l’avance, Apex Legends a eu recours à cette stratégie inédite de diffusion, révélant le jeu le jour même de son arrivée sur le marché. Cette stratégie lui a néanmoins permis de connaître un succès fulgurant dès son lancement: 25 millions de joueurs après une semaine, 50 millions après un mois. À titre de comparaison, Fortnite, qui compte aujourd’hui plus de 200 millions de joueurs, n’a franchi la barre des 50 millions qu’au terme des six premiers mois.

L’économie du gratuit

À l’instar de Fortnite, Apex Legends se différencie des franchises de jeu traditionnelles dans la mesure où il s’agit d’un jeu de console/PC haut de gamme distribué gratuitement aux joueurs (il appartient à la catégorie des «free-to-play» ou F2P). Les revenus se font essentiellement grâce à une petite fraction payante de joueurs prêts à débourser, sous la forme de microtransactions, pour acheter des «légendes» (personnages du jeu), adhérer à des «saisons» de jeu, se procurer des artéfacts ou bien acheter des «Apex Packs», soit des coffres à butin qui donnent droit à différents éléments de jeu déterminés aléatoirement.

Par conséquent, à la différence des jeux de console/PC traditionnels, le succès de jeux comme Apex Legends et Fortnite dépend de mécaniques qui ressemblent à s’y méprendre à une logique empruntée au commerce électronique. Dans la mesure où le jeu est gratuit, les recettes générées dépendent de la volonté d’une petite proportion de joueurs de payer soit pour progresser dans le jeu soit pour personnaliser leur expérience. On parle de «conversion» de joueurs gratuits en joueurs payants.

Dans de nombreux cas – surtout sur mobile –, les éditeurs de jeux vont même jusqu’à payer pour attirer des joueurs dans leurs univers, grâce à de la publicité ciblée sur Facebook ou Google, par exemple. Plus le nombre de joueurs est élevé – si la proportion de «convertis» est fixe –, plus les revenus augmentent.

La donnée à surveiller n’est donc plus le nombre total de joueurs ayant joué au jeu – puisque celui-ci est gratuit! –, mais plutôt le nombre de joueurs qui reviennent chaque jour ou, a fortiori, chaque mois.

Il faut essentiellement que le «coût d’acquisition» d’un joueur soit inférieur à la dépense moyenne qu’il effectuera dans le jeu durant ses interactions.

À cet effet, on estime que, sur les 200 millions de joueurs ayant téléchargé Fortnite, environ 78 millions sont actifs mensuellement.

Un effort incessant

La contrepartie d’un tel système, c’est qu’il exige que les développeurs mettent constamment à disposition des joueurs les plus engagés (et souvent, donc, les plus payants) de nouveaux items, de nouvelles expériences et de nouvelles cartes. Dans la mesure où ceux-ci jouent régulièrement, le facteur nouveauté est intrinsèquement lié au revenu généré.

C’est l’erreur qu’a fait EA lors du lancement d’Apex Legends en février 2019. Un mois plus tard, EA annonce sa première «saison» de jeu, puis… trois mois sans rien. Le nombre de joueurs total est donc passé de 50 millions à 70 millions dans les 5 mois ayant suivi le lancement de la saison, mais le nombre de joueurs actifs a, quant à lui, drastiquement chuté. Si l’on se fie au nombre d’usagers ayant regardé des matchs d’Apex Legends (une pratique courante sur la plateforme de diffusion en continu Twitch et une estimation généralement proche de l’évolution du nombre de joueurs), c’est plus de 75% des usagers qui ont abandonné le jeu deux mois après son lancement.

Du côté d’EA, on a retenu la leçon. Le jeu programme désormais des «événements», à commencer par sa Legendary Hunt, organisée à la mi-juin 2019, qui permettait aux joueurs aguerris de remporter divers prix. Deux semaines plus tard, le jeu inaugurait sa deuxième saison. Puis, un mois plus tard, un autre événement, Iron Crown, puis un autre, Voidwalker en septembre. La saison 3 a commencé en octobre immédiatement suivi d’un événement, Fight or Fright.

Chaque saison, la «Battle Pass» connaît des évolutions, tant en termes d’items disponibles que d’interfaces. Le jeu devient également plus intéressant pour les joueurs en termes de récompenses. Le jeu semble s’être maintenant stabilisé, et EA semble avoir trouvé, à son tour, sa «poule aux œufs d’or». Au troisième trimestre de 2019, l’entreprise a annoncé qu’elle misait sur des revenus récurrents de 300 à 400 millions de dollars américains par an pour cette seule franchise.

À la suite de Fortnite, l’exemple d’Apex Legends démontre comment le jeu vidéo converge vers d’autres modes de distribution, d’accès et de monétisation, qui rappellent tantôt le commerce électronique, tantôt les transformations profondes qu’ont vécues les industries créatives comme celles de la musique, du cinéma et de la télévision. À l’aube de transformations technologiques qui rendront peut-être accessibles les jeux AAA en streaming, la promesse de jeux de qualité gratuits perturbe également l’industrie.


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
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