Carmen Garcia et German Gutierrez: quatre décennies de complémentarité créative
En 1984, Carmen Garcia et German Gutierrez ont entrepris une épopée créative qui a changé leur vie. En plus de tomber amoureux et de faire deux enfants, ils ont donné naissance à d’innombrables documentaires qui ont marqué le paysage cinématographique, dont L’Affaire Coca-Cola, Variations sur un thème familier et Falardeau, un hommage à Pierre Falardeau qui a remporté le Jutras du meilleur documentaire en 2010.
Qu’est-ce qui est venu en premier : la collaboration professionnelle ou la relation amoureuse ?
Carmen – Les deux presque en même temps. On s’est connus, alors qu’on travaillait pour des boîtes de production qui louaient des locaux voisins.
German – Je venais de terminer mon premier documentaire sur le café et je cherchais quelqu’un pour valider la narration en espagnol. Les gens pour qui je travaillais m’ont dit qu’il y avait, à la porte à côté, une femme avec un nom à consonance hispanophone. Je suis allé la voir pour lui présenter le film.
Carmen – Je suis persuadée que c’était un prétexte! Il vivait au sein de la communauté latino-américaine de Montréal. Moi, je suis une Espagnole de Paris. Je n’étais pas la meilleure pour juger de la qualité de la langue espagnole. En plus, j’étais immergée dans le milieu québécois, mais pas du tout dans les communautés immigrantes. Même si ça fait 150 fois que j’entends cette histoire, je n’y crois pas.
German – C’est ça le problème de faire une entrevue avec un couple… Dans ces années-là, on était à peine quatre latinos à Montréal, alors je ne pouvais pas être noyé dans une mer hispanophone…
Quel a été votre premier projet commun?
Carmen – Un film de German sur le système informel (le système D) dans le tiers-monde. Je venais de terminer une série internationale sur les femmes chez Ciné-Contact, où j’ai appris mon métier de productrice. Je ne me souviens plus pourquoi on a décidé de le produire nous-mêmes.
German – À l’époque, quand j’étais caméraman ou assistant caméraman sur les projets des autres, je prenais deux ou trois jours pour prendre des images pour mes sujets. Après un tournage au Népal, je suis rentré avec du matériel. Carmen a embarqué dans l’aventure. Elle a trouvé de l’argent pour aller tourner au Pérou. Au fond, on a commencé à produire nos propres documentaires sans nous en apercevoir.
Le premier s’est fait de façon très organique. Pourquoi avoir répété l’expérience?
Carmen – Nous n’avons jamais choisi de fonder une boîte pour travailler ensemble. En parallèle à nos projets, German continuait de bosser avec Radio-Canada, l’ONF et d’autres producteurs, tout comme j’avais mes projets avec plusieurs boîtes de production.
German – Essentiellement, on a voulu travailler ensemble, parce qu’on voulait dire des choses et partager notre opinion à un public plus large.
Avez-vous une vision du monde similaire?
Carmen – Quand on a des discussions politiques, on n’est pas arrimés exactement de la même façon, mais on se rejoint sur plusieurs points fondamentaux comme la justice sociale, l’égalité entre les hommes et les femmes, les disparités entre les pays riches et les pays du sud qui se font exploiter.
German – En 1990, Carmen a fait un film sur la consommation de bœuf et l’écologie, L’effet bœuf. En ce moment, elle travaille sur une thématique en lien avec l’agriculture. Ce sont des thèmes qu’elle chérit depuis toujours, alors qu’il ne me viendrait jamais à l’esprit de faire des films là-dessus. Je préfère des œuvres plus militantes comme sur la guerre contre la drogue.
Vous rejoignez-vous dans votre façon d’appréhender le cinéma?
Carmen – On est très différents dans nos approches, mais cette complémentarité fonctionne bien. German aime partir avec sa caméra pour tourner pendant des jours. Au début, il m’épuisait en tournage. Il revenait avec 150 plans du même pont. Les monteurs capotaient. Moi aussi, en tant que productrice, je n’en revenais pas de voir tout ce matériel. Cela dit, il n’a aucune patience pour travailler le montage. Alors que moi, je peux passer des heures à regarder et à classer du matériel.
Est-ce que vous coréalisez et coproduisez certaines œuvres ou avez-vous des champs d’expertise délimités?
Carmen – Assez rapidement, je me suis investie dans ses projets, comme je le fais aussi avec d’autres collaborateurs. Je peux être un peu envahissante. Un jour, je me suis mise à lui négocier des crédits de réalisation, comme sur L’Affaire Coca-Cola, Falardeau et plusieurs autres qu’on a coréalisés. En ce qui concerne la scénarisation, c’est principalement moi qui écris. Parfois, German fait le premier jet et je continue le travail. Mais dans le cas de son plus récent projet sur la guérilla colombienne, il a travaillé tout seul durant des années. Je suis arrivée beaucoup plus tard sur le projet, alors je ne lui ai pas demandé de crédits de réalisation.
Est-ce difficile d’accueillir les idées de l’autre dans votre terrain de jeu?
German – Avec Carmen, je n’ai aucun problème. De toute façon, un réalisateur ne peut pas faire un film tout seul. Tout le monde y met du sien. Tant au niveau de la direction photo, du montage, du scénario ou encore de la production. C’est un acte collectif. La hiérarchie existe à cause des institutions et du besoin de responsabiliser les gens. Chaque département a un·e responsable. Mais quand on y pense sérieusement, un film devrait être signé par trois à cinq personnes au moins.
Carmen – Durant la création de L’histoire jugera, le film sur les Forces armées révolutionnaires de Colombie, nous avons perdu notre monteur en pleine pandémie, alors je me suis investie dans le montage. German faisait des suggestions. Je respectais ses propositions, tout en essayant de lui indiquer quand ça ne fonctionnait pas. C’est comme une négociation. Dans un rôle de réalisation, c’est insensé de ne pas garder les oreilles grandes ouvertes aux suggestions. On en prend et on en laisse, mais c’est précieux.
Y a-t-il une hiérarchie entre vous, parce que Carmen est productrice et German réalisateur?
Carmen – Le seul point avec lequel je suis intransigeante, c’est au niveau administratif et financier. Il faut que ce soit très organisé et respectueux des règles des institutions. Je prends le contrôle à 100%. S’il me fait une demande spéciale pour en déroger, je ferme la porte, car c’est mon nom qui est en jeu face à la SODEC, Téléfilm Canada et les autres.
German – En 25 ans, je n’ai jamais appelé la SODEC ou Téléfilm Canada. Je n’oserais jamais.
Conseilleriez-vous à pratiquement tous les créateurs et créatrices de tenter la cocréation?
Carmen – Oui et non, car c’est très difficile d’écrire à plusieurs. Je suis incapable de participer à des séances de remue-méninges durant lesquelles on cherche tous la meilleure phrase. German aime travailler en équipe et ça ne le dérange pas de bosser durant des heures avec des collègues, alors que moi, quand j’ai compris, merci bonsoir, j’ai besoin de me retrouver seule. Lorsqu’on est en pleine écriture ou en plein montage, j’ai besoin de faire les choses en solo, et de prendre ses commentaires après.
German – Malgré tout, je souhaite à tout le monde de trouver une productrice comme Carmen. La complicité en création, c’est long et difficile à établir. On perd beaucoup de temps à expliquer nos décisions. Avec Carmen, je peux me réveiller un matin et lui dire que je pars en Colombie dans une semaine avec une caméra, et ça finit là. Ça prend du temps pour trouver quelqu’un qui laisse autant de latitude et qui comprend nos façons de faire. Peut-être parce qu’elle est contente que je m’en aille… (Il rigole).
La relation entre un réalisateur ou une réalisatrice et un producteur ou une productrice, c’est déjà comme une vie de couple. Tu ne peux pas gagner toutes les batailles et tu dois identifier celles pour lesquelles tu es prêt à te battre, en sachant que tu ne pourras pas continuellement vouloir tout gagner, sinon tu vas perdre un temps fou et te distraire des vrais trucs. Ça prend du temps pour assimiler tout ça. Il n’y a pas de manuels. Il faut apprendre à reconnaître les forces et les faiblesses de l’autre, au travail et dans la vie.
Quelle place occupent vos projets dans votre vie quotidienne?
Carmen – German est un peu obsessionnel, mais il apprécie quand autre chose lui permet de décrocher. De mon côté, je peux carburer pendant un certain nombre d’heures, mais après, je dois passer complètement à autre chose.
German – On a déjà essayé de se mettre des règles, mais ça n’a jamais fonctionné. Cela dit, quand on avait des enfants à la maison, ce sont eux qui établissaient les balises. À sept heures du matin, ils devaient déjeuner et à dix-sept heures, il fallait aller les chercher à la garderie.
Carmen – On ne travaille pas 24h sur 24. Le soir, on va au cinéma, on regarde la télé, on lit, on voit des amis et on a toujours su faire la fête. Il faut dire qu’on est arrivés à un certain âge. Peut-être qu’on était plus inquiets à nos débuts et qu’on ressassait nos idées davantage. On n’est pas les gens les plus structurés. On improvise depuis 40 ans.