De la fiction littéraire à l’écran: ce que nous regardons est-il dicté par ce que nous lisons?
Au cours des dernières années, les éditeurs d’œuvres de fiction ont accédé à un tout nouveau modèle de succès monétaire pour eux-mêmes et les auteurs des œuvres qu’ils publient. Par ailleurs, les producteurs d’émissions de télévision et de films semblent également avoir accès à un nouveau modèle similaire d’excédents financiers, avec un plus grand effet de succès de salle. Les adaptations «de roman à écran» (book to screen) continuent de proliférer en tandem, car les producteurs s’inspirent continuellement – et littéralement – de pages de romans pour les intrigues de leurs productions.
Comment les producteurs peuvent-ils tirer profit de bases de fans existantes?
Des producteurs contemporains se tournent vers le monde de l’édition à la recherche de récits. C’est encore mieux lorsque les romans se classent au sommet des palmarès des livres à succès à l’étape de la préproduction. Ce succès initial sert certes de plan de marketing promotionnel idéal à long terme. Il suscite l’intérêt des auditoires de masse dès le départ. L’attrait réside dans le fait que l’écran permet de donner vie à des personnages fétiches. On l’a observé dans le monde de transition entre adolescents et adultes avec Harry Potter. On rapporte que, en 1998, l’auteure J.K. Rowling aurait vendu les droits cinématographiques de ses quatre premiers romans de la série Harry Potter à Warner Bros pour le prix de 1 982 900$.
Assez souvent, des auteurs et des éditeurs génèrent aisément des revenus grâce à la popularité des textes eux-mêmes, ce qui suggère que le virage cinématographique est encore plus profitable. Le même phénomène s’observe avec la série de romans Le Trône de fer (A Song of Ice and Fire) de George R.R. Martin. Son adaptation par HBO, Game of Thrones, a été diffusée en ondes pendant huit saisons entre 2010 et 2016, tandis que la conclusion du livre original se fait attendre – George R.R. Martin étant encore en train d’écrire le sixième roman. En date d’avril 2019, il s’était vendu 90 millions d’exemplaires des romans à l’échelle mondiale. Un nombre qui a sûrement été gonflé par la popularité de l’adaptation cinématographique du récit à l’écran.
L’inverse fonctionne tout aussi bien. Le géant de la diffusion vidéo en continu, Netflix, a accordé une licence d’adaptation de sa série originale Stranger Things à Random House Children’s Books pour la production d’une série de livres pour enfants et a conclu un accord pluriannuel avec Dark Horse Comics pour la publication d’une série de bandes dessinées ayant également le monde de Stranger Things en trame de fond. Ici le succès de l’histoire à l’écran a ouvert la voie au succès dans des champs connexes comme l’édition. Le rédacteur de Forbes Adam Rowe prétend ceci: [TRADUCTION] «Les livres, les romans graphiques et les articles de revue peuvent sembler défavorisés dans l’actuel environnement médiatique, mais ce sont les seuls médias capables de transmettre drame et action remplis d’effets à la vitesse à laquelle leur auteur est capable de taper au clavier.»
La corrélation est donc le pouvoir du récit sur les deux supports. Une série à l’écran – qu’elle prenne la forme d’un contrat avec Netflix ou d’un film au grand écran – est une œuvre intrinsèquement limitée dans le temps, ce qui limite les profits pouvant être réalisés de la popularité d’un récit très attrayant. Cependant, livres, romans graphiques et œuvres littéraires pour jeunes adultes ont une durée de vie plus longue. Les récits peuvent perdurer à la grande joie de leur public et produire de plus en plus de contenu contribuant à maintenir la demande.
Les adaptations cinématographiques de romans sont-elles plus profitables au box office?
Les adaptations cinématographiques de romans rapportent 44% de plus aux billetteries du Royaume-Uni et 53% de plus à l’échelle mondiale que les films inspirés de scénarios originaux, selon une recherche commandée par la Publishers Association et menée par Frontier Economics.
Sur le sujet de l’adaptation cinématographique d’œuvres de fiction, un producteur canadien émergent affirme ceci: [TRADUCTION] «Honnêtement, l’attrait pour nous a été que nous avons tellement aimé les histoires que nous sommes arrivés à la conclusion qu’elles méritaient d’être tournées pour l’écran. C’est ce que nous cherchions désespérément à faire parce que nous aimions profondément ces histoires. Les histoires étaient pertinentes et opportunes et nous savions qu’il existait un public qui s’y intéresserait. Je pense que la hausse s’explique par le fait qu’il existe déjà un public inhérent pour le projet et par le gain de popularité des clubs de lecture. Surtout, si le roman est un succès littéraire, le succès du film est alors pratiquement [du moins nous l’espérons] garanti.»
Une tendance contemporaine inspirée de textes traditionnels
Bien que ce moment en particulier se présente comme une approche moderne à la production cinématographique, il sert aussi à faire entrer des textes traditionnels dans la modernité. Prenez l’exemple du succès remporté par The Handmaid’s Tale, un roman dystopique de l’auteure canadienne Margaret Atwood, dont la publication initiale remonte à 1985. L’adaptation télévisuelle de ce roman emblématique a été commandée par le service de diffusion en continu Hulu. La production de la série, dont chaque saison compte dix épisodes, a débuté à la fin de 2016. La série en est actuellement à sa quatrième saison et l’intrigue à la télévision dépasse désormais la conclusion du roman original. Huit millions d’exemplaires en langue anglaise de The Handmaid’s Tale ont été vendus depuis 1985. Et, grâce au succès remporté par la série diffusée par Hulu, l’auteure Atwood se prépare à publier une suite à l’histoire en 2019.
L’actrice et réalisatrice Greta Gerwig a fait l’objet de critiques particulièrement élogieuses pour son film nominé pour les Oscars Lady Bird. Ainsi, adeptes et auditoires étaient visiblement fébriles à l’annonce de son nouveau projet: une adaptation moderne pour le cinéma du roman Little Women, de l’auteure américaine Louisa May Alcott, initialement publié en deux volumes en 1868 et 1869. Sans surprise, étant donné le grand succès remporté par le livre classique, l’interprétation de Gerwig représente la huitième adaptation cinématographique de l’œuvre emblématique d’Alcott. Ce qui est unique et ce qui a déclenché une réimpression et une reprise des ventes de cette œuvre classique est le rôle contemporain joué par Gerwig en sa qualité de créatrice milléniale ainsi que l’attrait indéniable qu’exercent les grandes vedettes mises à l’affiche: Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Eliza Scanlen, Timothée Chalamet, Laura Dern et Meryl Streep.
Comment les auteurs se transforment-ils en consultants de télévision?
Les deux formes de narration requièrent une source d’écriture d’origine. Lorsque ça ressemble à une salle de rédaction, ces mêmes rédacteurs sont consultés en ce qui concerne la transposition du scénario à l’écran. Cependant, lorsqu’un scénario est puisé d’une fiction, une étape de plus s’ajoute au processus. L’auteur consulte d’abord la traduction du roman en scénario, puis son rôle prend la forme de celui d’un consultant pendant que le scénario est adapté à l’écran. Cela est intégral, car la tâche à réaliser devient de traduire le regard intime que l’auteur avait sur le contexte, le récit et – surtout – les personnages de telle sorte à transmettre fidèlement l’attrait original exercé par le roman sur ses lecteurs afin de créer un produit tout aussi attrayant pour celles et ceux qui en vivront l’expérience cinématographique. Ainsi, le travail et la rémunération de l’auteur du texte s’étendent et prennent la forme d’un rôle de consultant.
Récemment, Mona Awad – auteure de 12 Ways of Looking at a Fat Girl – a publié Bunny, un roman qui explore le monde de l’élite littéraire tout en franchissant la ligne pour pénétrer le genre du fantastique et de l’horreur. Bunny est maintenant en voie d’être adapté pour la télévision pour AMC et c’est Awad qui a été embauchée comme consultante à cette fin.
La fiction moderne comme importante source de personnages féminins complexes
Sans aucun doute, cette montée cinématographique d’œuvres de fiction a permis d’accroître la visibilité d’un très grand nombre de personnages féminins dans une industrie qui privilégie souvent la perspective masculine. Prenez l’exemple du succès remporté par HBO avec la série Big Little Lies inspirée du livre à succès de l’auteure Liane Moriarty. Sa célèbre distribution (Reese Witherspoon, Nicole Kidman, Laura Dern, Shailene Woodley, Zoe Kravitz et Meryl Streep) a contribué à promouvoir les personnages du titre original de Moriarty. Les femmes dans cette histoire existent bien entendu à l’extérieur des limites de leurs homologues masculins et, comme conséquence de la façon dont Moriarty a développé ses personnages, il a été possible de présenter le film sous le même projecteur unique.
En 2014, le film Gone Girl de David Fincher – adapté du roman de 2012 de Gillian Flynn – a été acclamé par la critique. Encore une fois, les vedettes choisies pour incarner les rôles des personnages (Ben Affleck, Rosamund Pike, etc.) ont contribué à rendre le récit du roman encore plus attirant à l’écran. Fait intéressant, Fincher a suivi à la lettre dans son film le texte original du roman de Flynn, lequel s’est mis à circuler librement en ligne après la sortie du film. On y trouve notamment un extrait de la réflexion de Flynn sur le mythe de la «fille cool», qui sert d’exemple illustrant comment le cinéma peut contribuer à mieux faire connaître le texte original d’un roman.
Cette année marque le lancement de l’adaptation cinématographique attendue de longue date du livre Where’d You Go Bernadette de Maria Semple. Le film a été adapté par le réalisateur Richard Linklater et met en vedette l’actrice oscarisée Cate Blanchett. Ce recours à des célébrités attire indéniablement des auditoires et, fait intéressant, la popularité du livre a été telle que sa couverture présentant une femme arborant une coupe au carré et portant de grandes lunettes rondes a été transposée aux affiches annonçant le film. Autrement dit, le film dépend de la visibilité et de la reconnaissance dont jouit le roman pour attirer des publics ayant déjà lu le livre et espérer attirer de nouveaux auditoires.
Par rapport à l’adaptation par HBO de la série de romans Neopolitan immensément populaires d’Europa Editions et d’Elena Ferrante, Forbes a déclaré ceci: [TRADUCTION] «C’est l’émission que les femmes réclament et qu’elles doivent regarder en ce moment. Ça raconte la rage des femmes.»
Les réussites canadiennes brillent de tous leurs feux sur les écrans américains
Parce que les éditeurs, les producteurs et les réseaux varient à l’échelle internationale, leurs possibles croisements offrent un échange d’accès internationaux. En 2017, The Breadwinner de Deborah Ellis – le livre à succès de l’éditeur Groundwood dont quatre millions d’exemplaires ont été vendus en 30 langues – a été adapté en film animé par Cartoon Saloon d’Irlande.
Comme l’a rapporté Publishers Weekly, la responsable du marketing et des promotions pour Second Story Press, Emma Rodgers, affirme que l’acheteur plus réfléchi et mieux informé est attiré par une partie du matériel moins évident à adapter en provenance du Canada. [TRADUCTION] «Notre objectif au cours de la prochaine année est d'atteindre ces lecteurs. Nous sommes à la fois une presse féministe et une presse de justice sociale. Cela s’inscrit donc dans notre mandat.»
Ainsi, les histoires s’étendent à l’échelle internationale en plus de passer de la page à l’écran. Nous vivons un moment passionnant d’interaction entre les mondes de l’édition et du cinéma et il y a une abondance d’histoires riches en rebondissements de laquelle puiser. Cette interaction en révélera beaucoup plus à mesure qu’elle progresse et offrira beaucoup de moments agréables à vivre dans l’intérim.