Fernand Dansereau, le vieux pommier du cinéma québécois
L’image s’est imposée d’elle-même, au terme de notre entretien devant le verger qui borde sa propriété: Fernand Dansereau est un arbre. Un pommier solide et courbé par le temps, dont les racines sont profondément enlisées dans la culture québécoise. Au cours des sept dernières décennies, il a scénarisé, réalisé et produit des dizaines de films et de téléromans, en plus d’accumuler les récompenses. Pourtant, durant notre discussion d’une heure, il n’a pas été question de statistiques, mais plutôt d’évolution artistique, du sens de la vie, de son prochain film et des raisons pour lesquelles l’artiste de 93 ans est encore des nôtres.
Avant de parler de votre métier, j’aimerais savoir quel est votre rapport avec le vieillissement?
Ma vision est partagée. Je dois composer avec des pertes physiques considérables qui sont difficiles à vivre. Jusqu’à 87 ans, je faisais encore du ski alpin. Puis, tout a basculé. J’ai eu des problèmes avec mes yeux, trois cancers, des problèmes cardiaques et des problèmes à une hanche, dont l’opération a mal tourné. Depuis, j’ai de la misère. Je prends des antibiotiques quotidiennement. Cela dit, ma situation est moins pire que beaucoup d’autres. Et je savoure les cadeaux de la vieillesse. Au fur et à mesure que je vieillis, je comprends mieux ce que j’ai vécu, ce que les autres vivent, pourquoi je suis venu au monde et comment tout se déploie.
Quelle place occupez-vous sur Terre?
Je constate que tout le monde de ma génération est disparu ou presque, et que je continue de vivre. Pourquoi mon destin a tourné comme ça? Pourquoi es-tu devant moi à me poser des questions? Je me dis que je n’ai pas été laissé ici pour rien. Ma participation à l’univers continue de se déployer. Je crois que l’énergie de l’univers s’incarne dans les arbres, les animaux, ma personne et tous les êtres vivants. Quand cette incarnation meurt, l’énergie ne meurt pas, car elle continue de se développer et de se multiplier. C’est donc nécessaire que je meurs un jour pour que l’évolution continue. J’accepte ma finitude. Ça ne m’empêche pas d’avoir peur de la mort comme tout le monde, mais je n’ai pas de problème avec le fait de mourir.

Quand vous avez débuté le métier en 1955, vous pensiez qu’une carrière dans le cinéma s’arrêtait à quel âge?
Je n’en avais aucune idée. Si tu m’avais demandé, en 1980, si je pensais vivre jusqu’au 21e siècle, je t’aurais dit non. Cela dit, avec l’âge que j’ai et les capacités qu’il me reste, je ne suis pas surpris d’avoir lancé un film, Le vieil âge et l’espérance, en 2019. Je pensais qu’il s’agissait de mon dernier film, mais mon équipe insiste pour que j’en fasse un autre dans lequel j’expliquerais ma philosophie de vie.
Voulez-vous m’en parler davantage?
Le titre de travail est Vue du crépuscule. Je veux tenter de cerner plusieurs questions qui me préoccupent. Par exemple, moi qui fais de la peinture, je me demande ce qu’on cherche dans l’art. Quand je peins des tableaux, je pars d’un coup de pinceau et je vois où ça mène. Il y a une lutte avec la toile et les couleurs, tant que le tableau n’a pas trouvé sa vérité. Ça n’a rien à voir avec la joliesse ou la signification de l’œuvre. Tout est dans l’énergie, le flot. Pour approfondir cette question, je veux réunir une jeune peintre et un peintre de l’atelier que je fréquentais pour interagir sur nos démarches, en pleine création.
Ensuite, je veux essayer de cerner le cheminement spirituel que j’ai vécu à travers les années avec quelques personnes signifiantes pour moi, dont le moine zen qui m’a introduit à la pratique et une femme qui a fait le tour de toutes les types pratiques religieuses possibles. Dans une grande église vide, je vais les interroger sur leur spiritualité et ce que nos expériences nous ont appris.
J’ai aussi envie de réfléchir à ce qui s’annonce pour les jeunes générations. Mon dernier fils de 25 ans est très inquiet pour l’écologie et l’état de l’humanité, tout comme de nombreux étudiants à qui j’enseigne à l’INIS. Je veux réunir certains de ces jeunes pour comprendre comment ils entrevoient l’avenir.
Je prévois aussi explorer la question de l’artiste vieillissant. En d’autres mots, qu’est-ce qui se passe quand on devient un has been. Je vais en parler avec Denys Arcand et Marcel Sabourin, que j’avais l’habitude de retrouver depuis 15 ans, tous les trois mois, avec Jean-Claude Labrecque et Jean Beaudin, qui nous ont quittés. On s’appelait « les placoteux ».
Faites-vous partie des artistes qui refusent le concept de la retraite?
J’ai la conviction que la vie est fondamentalement une activité de désir. C’est important de poursuivre le désir authentique et non un désir emprunté ou un désir à la mode. Bref, je refuse de prendre ma retraite du désir, sinon je vais mourir dans les vingt mois qui vont suivre. Il y a plein d’affaires que je désire encore. Ma femme rit de moi, parce que j’ai toujours des projets. J’aimerais tourner un film authentique sur l’amour, contrairement à plusieurs films sur cette thématique qui sont à côté de la coche. Aussi, je viens d’écrire le manuscrit de mon deuxième roman. Je désire que mon éditeur le publie.

Quel effet ont eu les années sur votre confiance en tant qu’auteur?
J’ai toujours eu une facilité avec l’écriture. C’est fort probablement un héritage génétique. Mes deux grands-pères et mes oncles étaient journalistes. J’ai commencé ma vie comme journaliste en écrivant à la dactylo. Mes fils ont hérité de ce talent aussi. J’ai écrit toute ma vie. Je n’ai pas de doute à ce sujet. Toutefois, à la suite de mon premier roman, Le cœur en cavale (2003), j’avais lu une critique disant: «Dansereau raconte bien, comme il nous l’a prouvé au cinéma et à la télé, mais il ne sait pas c’est quoi la littérature». Je me suis alors mis à penser que je devrais peut-être travailler davantage le style. Quand j’ai commencé mon deuxième roman, je me suis attardé à ça quelques jours, mais ça ne m’a mené nulle part. Ce n’est pas dans ma nature.
Sentez-vous que votre regard de cinéaste est encore désiré?
J’ai deux réponses à ta question. Ma réponse un peu superficielle est que ma clientèle vieillit avec moi, donc je ne suis pas un has been à leurs yeux. Mais par rapport à tout ce qui se fait façon contemporaine, c’est très clair que j’en suis un. Quand je montais mon dernier film, j’étais dans une salle à côté de jeunes réalisatrices. J’avais prévu 45 jours de montage, après 16 jours de tournage pour faire un film. Elles devaient produire une heure de télévision et huit capsules pour le web, après trois jours de tournage et quinze jours de montage. Leur génération fait face à des problèmes complètement différents de la mienne. C’est le cas de chaque génération. La mienne a inventé le cinéma direct et plusieurs choses novatrices qui bousculaient ce qui s’était fait avant.
Quelle est votre deuxième réponse?
Un jour, j’ai lu le livre La vie des formes dans lequel l’auteur Henri Focillon prétend que les formes ont une vie autonome qui se déploie à travers l’esprit humain, mais qui ne dépend pas de la volonté des humains. Les formes se génèrent les unes les autres comme une mutation génétique. Quand je suis arrivé dans le métier avec les autres de ma génération, on s’est mis à jouer avec des formes, chose que ceux qui nous précédaient étaient incapables de faire et qu’ils n’appréciaient pas beaucoup. Le même phénomène se reproduit aujourd’hui. Ma génération était préoccupée par des formes qui sont sans intérêt pour les jeunes. En 1957-1958, j’ai amené Monique Mercure sur une plage d’Old Orchard pour tourner l’image d’une belle fille qui court à travers les herbes vers la plage avant de plonger dans la mer. Ce plan dure 45 secondes. Aujourd’hui, le même plan durerait une seconde et demie. Le langage visuel s’est accéléré.

Quelles autres différences observez-vous?
Ma génération tournait en 35 mm et en couleurs, en cherchant la nuance dans l’image. Aujourd’hui, les jeunes ont remplacé les nuances par la brillance. C’est une autre mutation formelle. Sur le plan du contenu, je suis incapable de suivre ce qui est diffusé à Radio-Canada et TVA actuellement. Je trouve que le discours est uniformément noir. Dans ma génération de téléromanciers, avec Guy Fournier ou Jeannette Bertrand, on utilisait le drame humain comme outil dramatique, mais on s’organisait toujours pour qu’il y ait de la lumière en quelque part. Pas nécessairement une fin positive, mais de la lumière dans le récit. C’est différent chez les plus jeunes. On dirait qu’il n’y a jamais de lumière au bout du tunnel ou une simple petite lumière. Mon fils téléromancier, Bernard Dansereau, est lui aussi là-dedans. Si le public aime ça, ils ont raison de le faire.
Est-ce le reflet de l’état d’esprit des gens dans la société?
En effet, il y a un pessimisme général qui règne dans nos sociétés. Les gens sont convaincus que ça va de plus en plus mal, alors que c’est tout le contraire : ça va de mieux en mieux. De mon vivant, l’humanité a progressé de façon extraordinaire. Il y a 50 ans, un milliard de personnes souffraient de faim; aujourd’hui elles sont 200 millions. En 2019, les guerres autour de la planète avaient fait 320 000 morts, alors que la Deuxième Guerre mondiale a coûté la vie à 50 millions de personnes et que l’époque des conquêtes a tué le quart de l’humanité. Par ailleurs, l’espérance de vie a augmenté. La médecine s’est améliorée. Les mentalités ont progressé. Cela dit, le cerveau humain est équipé pour détecter le danger. Dès que le danger disparaît, on le cherche. Mieux ça va, plus on est inquiet et plus on trouve que ça va mal.
À force d’accumuler de l’expérience, de la confiance et une forme de sécurité financière, avez-vous senti que vous preniez plus de risques dans votre travail?
Suis-je devenu plus audacieux? Non. Plus honnête? Oui. Ça ne m’intéresse plus d’impressionner. Quand je tourne un film, je cherche la vérité dont je parlais en peinture. Si je dois faire quelque chose qui est nécessaire à l’œuvre, je vais la faire, mais pas pour essayer de nouvelles choses sur le plan formel. À 35 ans, je voulais devenir le Ingmar Bergman du Québec. On voulait tous ça. Ça se voyait dans la facture de mes films. J’avais envie de montrer que Dansereau, il l’a, qu’il est capable d’inventer des formes nouvelles.

Qu’est-ce qui a fait disparaître votre désir d’impressionner et de révolutionner la pratique?
J’ai d’abord fait une longue carrière de cinéaste, avant de me consacrer intensément à la télévision durant vingt ans. Quand j’ai repris le cinéma, j’étais rendu ailleurs. Je n’avais plus le souci de la réussite que j’avais plus jeune. L’évolution s’est faite de manière inconsciente. Au début des années 2000, j’avais terminé le téléroman Caserne 24. Radio-Canada m’avait demandé un téléroman sur le vieillissement. J’ai présenté un projet. La directrice des émissions dramatique m’a dit qu’elle voulait faire la série, avant que la direction des programmes refuse et lui donne un blâme pour m’avoir passé cette commande. J’étais assez amer de ça. Un peu plus tard, une nouvelle directrice est tombée sur mon projet. À son tour, elle m’a demandé trois nouveaux épisodes, mais le nouveau directeur des programmes a refusé lui aussi. J’étais encore plus en colère. Quelques années plus tard, une troisième directrice des dramatiques m’a appelé et m’a proposé de m’adjoindre une jeune auteure pour travailler avec moi. Elle était très brillante et très sympathique. Nous avons écrit trois autres épisodes. Mais la direction des programmes a encore refusé. J’étais en tabarnak! À partir de là, j’ai eu l’idée de faire ma trilogie sur le vieil âge.
Faites-vous du mentorat auprès des jeunes cinéastes?
Absolument! J’ai présidé le comité fondateur de l’INIS. J’ai un grand souci de transmettre. J’adore enseigner et je pense que je le fais bien. C’est très profitable pour moi. Ça me tient à jour. Quand j’enseigne à INIS, j’ai devant moi des étudiants qui ont entre 25 et 35 ans. Ils ont déjà fait des affaires. Ce ne sont pas des adolescents. Ils m’apprennent beaucoup à chaque fois.
Travaillez-vous mieux qu’avant?
Quand je regarde le chemin que j’ai parcouru, je réalise qu’une thématique traverse tout ce que j’ai fait: mon souci de la relation à l’autre. Avant, c’était inconscient. Maintenant que je l’approche consciemment, je pense que je fais des meilleurs films. Ils sont moins ambitieux, un peu plus honnêtes, vraiment centrés sur la personne: celle devant caméra et celles qui regardent le film.
Si vous tournez jusqu’en 2025, vous aurez atteint les 70 ans de carrière. Est-ce un accomplissement significatif pour vous?
Ça ne veut rien dire pour moi. Mon intérêt est moins envers mes 70 ans de carrière qu’envers mon prochain film ou les entretiens qu’on me propose. Ce n’est pas pour rien que je suis encore vivant. Si je peux me rendre utile, je dois continuer.