Le virage virtuel forcé des œuvres de RV durant la pandémie
La fermeture des lieux de diffusion et l’annulation des festivals en raison de la COVID-19 auront profondément transformé la distribution des œuvres en réalité virtuelle (RV). Partons sur les traces du parcours chaotique de deux œuvres en RV produites et lancées par l’Office national du film (ONF) durant la pandémie.
Le confinement à la maison aura soufflé fort sur la voile de la réalité virtuelle, qui a connu un regain d’attention alimenté par la quasi-impossibilité d’interagir autrement qu’en ligne.
Malgré ce vent de dos, les œuvres en réalité virtuelle, elles, se sont butées aux mêmes enjeux qui empêchent cette technologie inventée dans les années 1950 de connaître sa véritable envolée: l’accessibilité.
En effet, pour visionner une œuvre en RV dans les meilleures conditions, il faut un casque, des lunettes ou un équipement quelconque. L’adoption de tels appareils progresse certes, mais est encore lente au Canada. Au 3e trimestre de 2020, le taux de pénétration des casques de RV dans les foyers canadiens était seulement de 3,8% (source : nouveau Rapport annuel sur les tendances dans l'industrie audiovisuelle du FMC).
En période pré-COVID-19, les œuvres de RV comptaient sur plusieurs portes «physiques», notamment les festivals et les lieux de diffusion, pour rendre l’expérience plus accessible à ceux qui ne possèdent pas l’équipement nécessaire. Portes que la pandémie a fermées.
Chronologie perturbée et créativité dans la distribution
La première mondiale de The Book of Distance (V.F. Le livre de la distance), réalisée et écrite par Randall Okita et produite par l’ONF a eu lieu au Festival du film de Sundance, qui s’est tenu du 23 janvier au 2 février 2020. Véritable pèlerinage interactif virtuel, l’œuvre raconte l’histoire de l’immigration du grand-père du réalisateur et de sa famille, à partir du moment où il quitte leur maison d’Hiroshima au Japon en 1935 jusqu’à leur arrivée à leur terre d’accueil au Canada. Surviennent ensuite la guerre et le racisme cautionné par l’État où le statut d’immigrant passe à celui d’ennemi.
«Ce fut le dernier festival majeur qui a eu lieu en personne avant que la pandémie ne frappe», souligne David Oppenheim, producteur au studio de Toronto de l’ONF et de The Book of Distance. Notre intention au départ consistait à présenter l’œuvre dans les principaux festivals, de la rendre disponible en ligne peu de temps après sa première mondiale, puis de la distribuer dans les musées et les galeries d’art.»
Malheureusement, ce plan a été complètement chamboulé. Les festivals de film Tribeca et Hot Docs, qui devaient être les prochains arrêts pour cette histoire interactive, respectivement en avril et en mai 2020, ont tous deux été annulés.
Par la suite, les autres festivals ont migré entièrement en ligne. C’est à la Mostra de Venise, dans le cadre de Venice VR Expanded, que The Book of Distance a repris sa tournée virtuelle des festivals, soit seulement au début de septembre. La sortie en ligne au public s’est quant à elle faite le 8 octobre.
Agence, un film mettant à l’honneur l’intelligence artificielle, créé par Pietro Gagliano et produit aussi par l’ONF, en coproduction avec Transitional Forms, a d’ailleurs connu sa première mondiale à ce festival. Le lancement auprès des consommateurs a eu lieu quelques semaines après, le 28 septembre. «Nous souhaitions que sa parution en ligne se synchronise avec celle au festival, mais il y a eu des délais pour la mise en ligne», explique Tammy Peddle, agente marketing à l’ONF et pour Agence.
Il existe en effet un avantage certain à se coller à un lancement en festival.
«Normalement, notre scénario de diffusion idéal consiste à lancer une œuvre dans un festival pour attirer l’intérêt des journalistes sur l’œuvre, puis de la rendre disponible en ligne peu de temps après, afin que l’engouement généré par la presse redirige le trafic en ligne, ajoute-t-elle. Si un trop long moment s’écoule entre les deux, l’œuvre risque de sombrer dans l’oubli.»
«La pandémie aura donc allongé la période de tournée en festival pour les deux œuvres, tournée qui devrait se terminer au printemps de 2021, résume David Oppenheim, aussi coproducteur de Agence. Cela a aussi reporté la distribution pédagogique de celles-ci dans les écoles via ONF Éducation qui devrait reprendre à la rentrée scolaire 2021».
La réinvention des festivals, une bonne nouvelle pour les œuvres RV
Si on oublie un moment la perturbation du calendrier de diffusion des œuvres, la pandémie aura néanmoins contribué à élargir leur audience, en partie grâce à la migration des festivals en ligne. Bon nombre de festivals ont rendu les œuvres accessibles en ligne, et gratuitement de surcroît, en tout ou en partie.
«Avant la pandémie, seule une poignée de participants aux événements pouvait consulter les œuvres de RV sur place», mentionne Laurianne Désormiers, agente marketing, interactif, à l’ONF.
A ce jour, The Book of Distance a été téléchargée 9370 fois et Agence, 1952 fois sur les plateformes Steam, Viveport et Oculus stores.
L’audience s’est aussi diversifiée un peu partout dans le monde. Pour The Book of Distance, le Canada arrivait en deuxième position des pays de provenance où les utilisateurs avaient téléchargé l’œuvre sur Oculus (10 %) et quatrième sur Steam (4,6 %). Les États-Unis se classaient en tête pour les deux plateformes.
«Je crois qu’en raison de la pandémie, les gens étaient plus enclins à consommer ce type de média, mais ce serait difficile de savoir si ces projets ont eu plus de visibilité au total, soutient David Oppenheim. Une chose est certaine c’est que plus de gens ont pu expérimenter ces deux œuvres durant la tournée des festivals grâce à la formule en ligne proposée par ceux-ci.»
C’est d’ailleurs l’avenue qu’a choisie la Mostra de Venise, qui a migré entièrement la division de réalité virtuelle du festival en ligne et l’a renommée Venice VR Expanded pour refléter ce virage 100 % en ligne. Les projets ont été présentés sur une plateforme dédiée, soutenue par Viveport de HTC, Oculus de Facebook et VRChat.
Pour élargir encore plus l’audience internationale des œuvres en RV en compétition au festival – notamment pour ceux qui n’ont pas de casque à la maison –, ce dernier a aussi créé des partenariats avec 15 lieux de diffusion satellite dans le monde, y compris le Centre Phi, à Montréal. Ces lieux ont pu être visités au moins temporairement durant une des périodes de déconfinement de l’année.
En effet, l’accessibilité va au-delà de posséder un casque VR à la maison: il faut également le «bon» casque. The Book of Distance, par exemple, nécessite un Oculus Rift et ne peut se vivre avec un Oculus Go ou Quest. Même chose pour Agence. Les lieux de diffusion servent donc aussi à démocratiser les œuvres comme celles-ci qui requièrent un certain type d’appareil.
L’adversité comme moteur de changement
Comme le lancement des deux œuvres a dû être réalisé entièrement en ligne, la pandémie aura permis à l’équipe de l’ONF d’étudier des niches de consommateurs qui passaient jusqu’ici sous son radar.
«Nous avons déjà commencé à explorer Steam Curators, mais il sera très intéressant d’aller plus loin dans le futur, en creusant les Reddit, Discord et autres Twitch de ce monde, souligne Laurianne Désormiers. Il faut aller là où les gens sont, et ne pas seulement espérer qu’ils viennent à nous, et tenter de convertir nos publics actuels en consommateurs de RV.»
David Oppenheim rappelle d’ailleurs que trouver des façons créatives de rejoindre des audiences fait partie de l’histoire même de l’ONF. «À l’époque où il était difficile de visionner des films, l’ONF avait conçu le système de projectionnistes itinérants dans les années 1940 et au début des années 1950 pour transporter les films de l’ONF dans les communautés rurales, raconte-t-il. C’est cet esprit qui nous habite toujours avec The Book of Distance et Agence. »
Selon lui, Phi VR To Go, un service d’œuvres en réalité virtuelle fourni à domicile avec le casque lancé par le Centre Phi en avril 2020 à Montréal, puis à Québec à l’automne, représente un bel exemple d’inventivité pour trouver le consommateur là où il se trouve et d’amener la technologie à lui.
Le service a connu un véritable succès et continue à prendre de l’ampleur, limité seulement par le nombre de casques en circulation, au nombre de 75.
«Pour le moment, les œuvres présentées fonctionnent avec le casque Oculus Go prêté, mais nous sommes en train de développer l’application pour l’adapter à l’Oculus Quest», mentionne Myriam Achard, Chef Partenariats Nouveaux Médias et PR au Centre PHI.
L’ONF n’envisage pas pour le moment de distribuer les œuvres à domicile avec le prêt de casques.
«Nous concentrons davantage nos énergies à mettre en place des stratégies pour rejoindre les consommateurs qui possèdent déjà leur propre casque, mentionne Laurianne Désormiers. Pour les personnes qui n’ont pas la technologie à la maison, nous priorisons des collaborations avec des institutions culturelles pour atteindre le public canadien.»
Elle estime d’ailleurs que cette formule hybride entre la diffusion en présentiel et en ligne deviendra la norme même après la pandémie pour équilibrer ce besoin d’accessibilité à un casque et celui d’obtenir une plus grande visibilité offerte en ligne par les festivals.
The Book of Distance fera partie de la prochaine exposition d’art interactif au Centre Phi, intitulée Trois mouvements. L’expo est présentée du 31 mars au 5 septembre 2021. Côté international, l’œuvre sera également présentée à Taiwan au VR Film Lab du 1er avril au 31 mai 2021, et à Paris à la Gaïté Lyrique du 6 avril au 11 juillet 2021.
Un autre constat est ressorti durant la pandémie, lié aux délais de diffusion qu’elle a entraînés.
«L’industrie de la réalité virtuelle évolue très rapidement, que ce soit les plateformes qu’elles utilisent ou la technologie comme telle, explique David Oppenheim. Il apparaît encore plus important en production de bâtir des projets agiles qui s’adapteront aux changements dans la diffusion et dans l’adoption de nouvelles technologies. »
Agence a été d’ailleurs conçu dans cette perspective, celle de pouvoir l’expérimenter avec un casque Oculus Rift, mais aussi avec un téléphone intelligent, une tablette ou un ordinateur.
«Cette possibilité de vivre l’œuvre à travers trois plateformes a été évidemment fort utile pour Agence durant la pandémie», ajoute-t-il.
Cela n’a toutefois pas toujours de sens d’un point de vue créatif de décliner une œuvre en plusieurs formats. La compréhension des œuvres entre les diverses applications n’est notamment pas la même.
«Il faut arriver à trouver le juste équilibre entre l’exploration d’une nouvelle plateforme et l’atteinte d’auditoires plus larges», soutient Tammy Peddle.