Micheline Lanctôt, la cinéaste lyrique du Québec
Refusant de suivre les codes du cinéma hollywoodien, Micheline Lanctôt se décrit comme une créatrice profondément lyrique. Son phrasé cinématographique est imprégné d’émotions, ses scénarios sont construits comme des mouvements et ses images éclatent comme des doubles croches. Quand elle parle de son art, ses yeux s’illuminent. Son esprit foisonne. Sa passion semble aussi viscérale qu’à ses débuts. Pourtant, elle jure qu’elle ne réalisera plus de film, car les conditions dans lesquelles elle a tourné son dernier long métrage l’ont laissée en burn out et en colère. Après plus de cinq décennies à se battre et à contourner les murs qui se dressaient devant elle, l’actrice, scénariste et réalisatrice n’a rien perdu de sa capacité à s’indigner.
Vous avez débuté en cinéma d’animation en 1967. L’année prochaine, vous franchirez donc le cap des 55 ans de carrière. Qu’est-ce que cela signifie pour vous?
Je n’y pense jamais. Dès le départ, je n’avais aucune ambition personnelle. Chaque fois que j’ai été freinée par un mur, je suis passée à côté et j’ai fait autre chose, au lieu de le défoncer ou de me décourager. Je suis restée en mouvement tout le temps. Je n’ai jamais senti que j’étais réellement bloquée en quelque part. Quand je me suis tannée comme actrice, j’ai commencé à écrire et à réaliser. Des années plus tôt, j’avais commencé en animation, parce que j’étais bloquée en théâtre, et j’avais débuté en théâtre parce que j’étais bloquée en musique. Chaque fois, j’ai fait un virage en restant dans le milieu artistique.
Vous vouliez être musicienne à l’origine?
Je voulais devenir cheffe d’orchestre, parce que je n’avais pas suffisamment de technique pour être instrumentiste. J’étais très indisciplinée. Certains de mes collègues jouaient le concerto numéro 2 de Prokofiev, alors que j’étais incapable de jouer quatre mesures. Pour être cheffe, il aurait fallu que je fasse mon bac et des études spécialisées, mais les sœurs de l’école Vincent d’Indy m’avaient dit, à l’époque, que ça ne se pouvait pas pour une femme. Encore aujourd’hui, les femmes cheffes d’orchestre sont très peu nombreuses.
Avez-vous l’impression d’agir un peu comme une cheffe d’orchestre en tant que réalisatrice?
Oui, d’une certaine façon. J’ai retrouvé le bonheur de faire plusieurs choses en même temps, alors que la carrière d’instrumentiste et d’actrice consiste à faire une chose à la fois. Être réalisatrice exige des connaissances sur tout. Ça m’a comblée peut-être comme le métier de cheffe aurait comblé mes aspirations musicales. Cela dit, je m’ennuie beaucoup de la musique. Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Quand j’ai visionné le documentaire sur Yannick Nézet-Séguin à PBS, j’en braillais. Je me disais que j’aurais pu vivre ça, moi aussi. Pendant longtemps, la musique, c’était ma vie.
Est-ce que votre bagage musical influence votre écriture en tant que scénariste?
Absolument! Un jour, j’ai eu une révélation quand Gilles Baril m’a envoyé une monographie sur Sonatine. Il expliquait que mon film n’avait pas fonctionné au box-office, parce que sa structure était poético-musicale. En effet, le film avait été écrit sous forme de sonate: douze mesures de thème, douze mesures de développement, huit contretemps, une modulation en mineur. Le premier mouvement est un allegro, le deuxième un andante et le dernier un rondo. Ça me vient de mon parcours en musique. Moi, je suis une lyrique, pas une dramatique.
Au cinéma, quelle est la différence entre les modes lyrique et dramatique?
Plusieurs réalisateurs ont dit avant moi que le cinéma est beaucoup plus proche du rêve que du mode dramatique. Malheureusement, on a fait une grosse erreur en prenant le cinéma américain comme modèle, lui qui était inspiré du théâtre américain: en 1920, les dramaturges new-yorkais ont été sollicités en masse pour écrire des scénarios à Hollywood. Pourtant, les premiers scénarios muets étaient beaucoup plus proches de la musique que du théâtre. L’idée des trois actes, du conflit et de la structure dramatique, ce n’est pas la nature du cinéma, mais c’est devenu le modèle absolu. Selon moi, le cinéma peut être tellement plus que ça. Il permet l’expression lyrique des sentiments. Toute ma carrière, on m’a dit que mes histoires n’avaient pas de conflits, mais ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les grands élans. C’est très difficile à faire comprendre aux décideurs de l’industrie, parce qu’ils sont totalement braqués sur le modèle américain.
Le public est-il lui aussi braqué sur ce modèle dramatique?
Le public s’habitue à ce qu’on lui donne, alors quand on lui propose quelque chose de vraiment différent, il a un peu de difficultés. Il faut que les codes soient clairs. Pourtant, lors d’une projection à Ville-Marie de mon dernier film métaphysique et lyrique, les réactions des gens m’ont agréablement surprise. Leurs questions et leurs interventions étaient hyper pertinentes. Ils avaient tout compris du film. Au fond, les gens adhèrent au film pour le peu qu’on le rende accessible.
On vous a souvent vu exprimer des coups de gueule dans les médias, mais vous dites avoir choisi de ne pas défoncer les murs qui se dressaient devant vous. C’est étonnant.
Je savais qu’ils n’étaient pas défonçables. Quand j’ai passé une audition au TNM dans ma jeunesse, Albert Milaire m’avait dit que ma voix était beaucoup trop grave pour avoir des premiers rôles. Ça ne servait à rien de gueuler. Les portes se fermaient devant moi. À l'époque, le théâtre était super académique, très porté vers le répertoire classique. C’était impossible pour moi de passer à travers ça. Comme c’était impossible de briser le mur pour devenir cheffe d’orchestre. Personne ne m’aurait engagée. Si j’avais suivi une formation de cinq ou six ans, j’aurais végété comme cheffe de cœur en quelque part. Ça ne m’intéressait pas.
Vous avez donc bifurqué vers le cinéma d’animation. Quelles étaient vos ambitions à vos débuts?
Je n’avais aucun rêve. Je voulais juste faire ce que j’aimais. J’ai toujours eu un esprit profondément cartoon et caricatural, avec un humour très noir. C’était un milieu naturel pour moi. Un peu comme ma famille. Quand je suis allée à l’ONF, en 1969, j’ai eu de la chance, car l’organisation venait d’ouvrir un studio francophone et elle engageait beaucoup femmes. Après des années à faire «les petites mains», les travaux pénibles à l’ONF, j’ai quitté, parce que je n’aimais pas les horaires de fonctionnaires: j’arrivais à 10h et je partais à 16h, mais j’abattais quatre fois l’ouvrage de mes collègues. Je me suis fait chicaner. J’ai trouvé ça idiot et j’ai laissé. Je suis ensuite allée au privé.
À quoi ressemblait la place des femmes en animation?
Tant que je faisais les petites mains, en passant vingt heures par jour à tracer les dessins et à appliquer la peinture, c’était correct. Mais, ça s’est corsé ensuite. Un jour, j’ai demandé à devenir assistante. J’étais la meilleure, parce que j’étais capable d’imiter la ligne des personnes qui dessinent. Ils se disputaient tous pour m’avoir. Après dix-huit mois, je me suis dit: «C’est assez, je suis capable de faire ça toute seule.» Quand j’ai demandé au patron d’animer, il m’a répondu: «T’es sûre?» sur un ton très arrogant. Puis, il m’a confié deux scènes à faire en deux mois, en précisant que si le travail était bon, je serais engagée comme animatrice, mais que si ce ne l’était pas, je serais renvoyée! Innocente comme j’étais, je n’ai pas pensé qu’il y avait quelque chose de discriminatoire là-dedans. Je les ai faites. C’était bon. J’ai été engagée comme animatrice, mais je n’ai jamais obtenu le crédit d’animatrice. J’étais payée 90$ par semaine, pendant que mes collègues gagnaient 425$ par semaine. À l’époque, je me foutais éperdument de tout, car je faisais ce que j’adorais.
À quel moment le vent a tourné?
Quand j’ai compris que l’animation était très hiérarchisée. J’ai réalisé que je ne serai jamais appelée à concevoir les mouvements et que je serais condamnée à exécuter les affaires qu’on me donnait. En parallèle, je commençais à me tanner de travailler entre seize et dix-huit heures par jour, parce que tout est toujours en retard dans le monde de l’animation. Un jour, le réalisateur Gilles Carle est entré dans mon studio et m’a proposé de jouer. J’ai tourné dans La vraie nature de Bernadette. Ma carrière d’actrice a décollé. J’ai continué à faire des piges en animation pour Sesame Street et l’ONF. Un jour, alors que je vivais à Los Angeles, mon ancien patron au privé m’a proposé de travailler chez Quartet Film. J’y ai rencontré l’animateur de Sylvestre le chat et le dessinateur des décors de Blanche-Neige. Je n’en revenais pas! J’avais rêvé toute ma vie de les rencontrer. Malheureusement, on m’a donné le pire à faire dans un film. Ça m’a cassée complètement.
Que retenez-vous de vos premières armes en réalisation, en 1979?
Au troisième jour de tournage, je suis allée voir le producteur pour lui dire que je ne savais pas ce que je faisais et que je devais me retirer du projet. Je pensais que je savais où je m’en allais, parce que j’avais fait de l’animation et que je connaissais le découpage des scènes, mais je me sentais complètement à côté de mes pompes. Il a insisté pour que je reste. On a terminé le film et, à ma grande stupéfaction, on est allé à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
Faites-vous partie des artistes qui refusent le concept de la retraite?
Les idées sont là, mais je ne veux plus faire de films. Du moins, pas dans les conditions dans lesquelles j’ai tourné mon dernier. J’en suis sortie en burn out et enragée comme jamais dans ma vie, parce que j’ai manqué de tout. Les fonctionnaires ne m’ont pas donné l’argent dont j’avais besoin. Ce fut un exercice de frustration et de compromis du début à la fin. Toute ma carrière de cinéaste, j’ai tourné avec des budgets de 850 000 ou 1,1 million de dollars. J’assumais que j’avais droit à ces montants-là, parce que je ne faisais pas de box-office, mais je me disais que j’avais au moins la liberté de faire les films que je voulais. Aujourd’hui, les idées qu’il me reste sont dispendieuses à réaliser et je sais que les institutions ne me donneront pas l’argent.
Pourriez-vous continuer à scénariser, sans réaliser?
Un scénario, ce n’est pas une œuvre en soi. Si ça ne donne pas un film, c’est comme un bébé mort-né. C’est épouvantablement pénible d’accoucher d’un scénario qui ne se fait pas. J’ai essayé de raviver plusieurs de mes scénarios en les envoyant à des producteurs qui ne m’ont même pas retourné d’accusés de réception. J’ai passé l’âge de quêter pour faire lire un projet. Aujourd’hui, j’aimerais recycler des idées en romans, mais j’ai tellement d’admiration pour la littérature que je me bloque en pensant que je ne suis pas assez bonne pour écrire des livres.
En 2021, sentez-vous que votre regard de cinéaste est encore désiré?
Je ne sais pas. Le public est intéressé par des films matures. Les gens sont écœurés des histoires d’adolescents de coming of age. Il y a deux ans, aux Iris, 21 projets sur 45 étaient des histoires de jeunes. J’étais sur le comité de sélection et je me suis tapé les 45 films. Ça n’a pas de bon sens! Qu’est-ce qu’ils font, les fonctionnaires? Est-ce qu’ils aiment ça tant que ça, les films d’ados? Je ne sais pas s’il y a de l’âgisme dans la sélection, mais je vois que les réalisateurs plus âgés se font tasser pour des raisons de manque de fonds pour soutenir tout le monde dans l’industrie. Heureusement que je travaille comme actrice, parce que les réalisateurs peuvent passer des années sans tourner de films. J’ai des collègues cinéastes qui ont fait des dépressions nerveuses, après une série de refus. Je trouve ça tellement dommage que les films plus matures ne soient pas soutenus. La plupart des œuvres réalisées par des cinéastes très âgés sont fabuleux. C’est un métier qui prend du temps à maîtriser et qui demande énormément de connaissances.
Est-ce que l’expérience et la confiance acquises au fil des années ont eu un effet sur votre travail de créatrice?
Non, parce que le processus de financement des films est tellement pénible qu’il nous fait douter. J’ai reçu trois refus avant de pouvoir faire mon dernier film. À chaque non, il fallait que je défende mon idée. Après le deuxième, je me suis mise à douter. Je sentais que j’étais contre tout le monde: les fonctionnaires de Téléfilm Canada, de la SODEC, les distributeurs ou Radio-Canada. Ils n’aimaient pas la première page, le milieu du scénario, tel personnage ou telle proposition. Il faut être blindé pour ne pas être atteint par ça. Il y a quelques années, l’écrivain et scénariste Stéphane Bourguignon a envoyé un scénario à Téléfilm Canada et il a été tellement humilié par les commentaires qu’il a décidé de ne plus jamais écrire de film. Malheureusement, il n’y pas un cinéaste dans ces institutions. Les fonctionnaires reçoivent une formation pour lire les scénarios qui est complètement désuète. Je reçois les mêmes commentaires aujourd’hui qu’en 1982. Pourtant, chaque fois que j’ai été dans un jury composé de pairs, on savait reconnaître le talent, même si ce n’était pas notre style. On était capable de sentir le potentiel. Mais eux, ils ne sont pas des créateurs. Je n’ai plus envie de me battre contre ça.