Obstacles au succès commercial d’un jeu vidéo : le syndrome du champ de rêves

Plusieurs développeurs de jeux sont affligés par ce que Jason Della Rocca appelle le « syndrome du champ de rêves » ou, si vous préférez, la fausse hypothèse selon laquelle « si vous le développez, ils viendront ».

Étant donné le jeune âge moyen des développeurs de jeux en herbe, chaque fois que je livre ce pronostic en faisant référence au formidable film sur le baseball de la fin des années 1980 mettant en vedette Kevin Costner, je me trouve habituellement devant une salle de regards ébahis.

Tout comme Costner, qui aménage un terrain de baseball au milieu de nulle part et s’attend à ce que les joueurs le trouvent, les développeurs de jeux ont tendance à se concentrer d’abord sur le jeu qu’ils souhaitent créer et s’attendent à ce que les clients réussissent à le trouver. En cours de route, ils recherchent la moindre preuve sociale pour valider leurs hypothèses concernant la demande du marché au lieu de tenter d’établir la meilleure adéquation entre leur produit et le marché.

Ensuite, à leur grande surprise, une fois que le jeu est mis en marché, ils s’étonnent de constater qu’ils n’en vendent qu’une poignée d’exemplaires. Rincer, répéter… apocalypse indépendante, enfer de démarrage, vallée de désillusions… Des excuses pour expliquer les échecs, sortez-en.

Comprendre le rôle du marketing

La première erreur est celle de ne pas pleinement comprendre ou respecter le rôle du marketing dans le développement d’un produit. La plupart des développeurs réduisent le rôle du marketing à la publicité et aux relations publiques. Et ils en font largement fi jusqu’à trop près de la date de lancement.

Par contre, tout étudiant en commerce le moindrement compétent vous parlera des quatre P du marketing :

  1. promotion (soit la publicité et les relations publiques)
  2. prix
  3. place
  4. produit

Autrement dit, l’établissement du type de produit que vous développez fait partie intégrante du travail de marketing. Cela ne peut pas se faire en vase clos, sans tenir compte du public (réel ou potentiel), des moyens à prendre pour l’atteindre, de ses intérêts, etc.

Je suis pas mal certain que, si vous dites à un développeur de jeux qu’il doit penser au marketing dès le premier jour d’un nouveau projet, il vous giflera (ou, à tout le moins, vous lancera des flèches).

L’importance de mener une étude de marché

La deuxième erreur que commettent trop de développeurs est celle de ne pas mener une étude de marché en bonne et due forme et de ne pas positionner le projet qu’ils ont en tête par rapport à la concurrence. Ils prennent plutôt leurs décisions en matière de développement de produits sur la base de leurs préférences personnelles (par ex., « C’est le genre de jeu que j’ai toujours voulu jouer…) ou encore de contraintes techniques ou des limites que leur imposent leurs compétences ou ressources.

L’exemple que j’invoque souvent pour illustrer la prise de décisions concernant un produit en fonction des contraintes est celui des jeux multijoueurs en local.

Ces jeux sont relativement faciles à concevoir, car ils ne requièrent aucune composante en ligne/de réseautage et l’action se déroule habituellement sur un seul écran ou niveau. Si tout est fait correctement et bien équilibré, il peut en résulter des jeux très amusants à jouer. Cependant, les ventes de ces jeux laissent généralement à désirer. Pourquoi?

Bien, d’abord, je dois avoir des amis qui sont prêts à jouer avec moi et suffisamment de manettes de jeu pour tout le monde, les inviter chez moi, les installer sur mon divan et ainsi de suite. Une simple analyse du marché et de la concurrence le révélera et j’arriverai à la conclusion que le succès commercial d’un jeu multijoueur en local est loin d’être dans le sac.

S’il s’agit d’un passe-temps ou d’une pièce de plus à ajouter à mon portfolio, ça va. Par contre, si je mise sur ce jeu pour amorcer la croissance de mon nouveau studio, ça laisse à désirer.

L’ironie, c’est que les jeux multijoueurs en local captent atteignent souvent un sommet de popularité pendant des expositions de jeux comme PAX. Les joueurs sont nombreux à visiter le stand du développeur, remplis d’enthousiasme, et le développeur quitte gonflé de fierté et convaincu que son projet remportera un succès bœuf.

Amour sur les réseaux sociaux ≠ demande des consommateurs

Cela nous mène à la troisième principale erreur, celle d’utiliser des paramètres vaniteux pour évaluer la demande des consommateurs. Les paramètres vaniteux incluent les mentions « J’aime » sur Facebook, le nombre de fois qu’une page a été consultée, le nombre d’abonnés sur Twitter, etc. Ces paramètres, lorsqu’ils sont pris dans leur ensemble, créent un faux sentiment de confiance quant au succès que remportera un jeu.

Cela s’applique aussi à des aspects prestigieux comme la remise d’un prix ou une nomination pour participer à un festival. Cependant, ces facteurs ont rarement une incidence directe sur les ventes du jeu. Bien que cela soit problématique en soi, de façon plus détournée, ça encourage le développeur à maintenir le statu quo et à investir de plus en plus de ressources dans un projet qui est condamné à l’échec depuis le début.

Par exemple, Introversion a été abasourdi par les faibles ventes de son plus récent jeu, Scanner Sombre, à la lumière de l’énorme succès remporté par son précédent jeu, Prison Architect. Un extrait de son message vidéo en dit long à cet égard :

[traduction] « Je n’essaie pas d’être arrogant en affirmant que nous sommes les meilleurs au monde ou quoi que ce soit du genre, mais notre dernier jeu s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires. Donc, à tort, j’ai cru à tort que notre nouveau jeu attirerait l’attention d’au moins autant de personnes. »

Voilà le syndrome du champ de rêves dans toute sa splendeur, surtout lorsqu’on tient compte du fait que le nouveau jeu ne ressemble en rien au jeu précédent et s’adresse à un tout autre public. Les ventes passées d’un jeu totalement différent constituent certainement un paramètre vaniteux.

Allier création et entreprenariat

Et ainsi se présente un grand défi pour l’industrie. Alors que les développeurs de jeux s’efforcent de se construire une identité d’entrepreneur et de propriétaire d’entreprise, ils ne peuvent plus se permettre d’agir comme des artistes obstinés qui donnent forme à leur vision et invoquent des paramètres vaniteux pour justifier une attitude du type « si vous le développez, ils viendront ». En fait, c’est tout à fait approprié si votre objectif est de demeurer un artiste qui crève de faim. Cependant, si votre objectif est de développer un studio viable et prospère, vous n’aurez alors aucun autre choix que de viser la meilleure adéquation possible entre votre produit et le marché.

Comme point de départ, prenez le pouls de ce qui se vend bien et qui est bien adopté par le marché. Mieux encore, établissez ce qui n’obtient pas de succès. Examinez des plateformes, des genres, des mécaniques de jeu, des styles visuels, des thèmes, des prix, des temps de jeu, etc. Tous ces aspects évoluent au fil du temps.

Tenez compte de votre public, de la communauté pour laquelle vous développez votre jeu et des moyens que vous comptez prendre pour capter l’attention des influenceurs que suivent les membres de cette communauté. Si vous faites vos devoirs de la sorte, vous aurez au moins une chance raisonnable de réussir.

Gardez en tête que la conception du marketing fait partie de la conception du jeu et vice-versa. Les deux sont indissociables. C’est essentiel au succès de tout entrepreneur indépendantaujourd’hui, car le marché est encombré.


Jason Della Rocca
Jason Della Rocca est un entrepreneur de l’industrie des jeux, un conseiller en matière de financement et un expert des grappes. En sa qualité de cofondateur d’Executions Labs, il a investi précocement dans plus d’une vingtaine de studios de jeux indépendants en Amérique du Nord et en Europe. De 2000 à 2009, il a agi à titre de directeur général de l’International Game Developers Association (IGDA). Jason est un expert de l’industrie des jeux qui est très en demande, et il a été conférencier à des congrès et des universités partout dans le monde.
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