Percer dans le scolaire: les développeurs de jeux adoptent la technologie éducative
La croissance de l’industrie mondiale des jeux vidéo se poursuit, et les développeurs de jeux canadiens tirent parti de la prolifération d’adeptes toujours plus friands de leurs créations. Au Canada, bien que les enfants adoptent volontiers les médias interactifs dans leur vie, les développeurs d’ici ont encore du mal à distribuer leurs produits dans les écoles, là où ils pourraient être très utiles. Ceci n’empêche toutefois pas certains d’entre eux, grands et petits, de produire des jeux éducatifs. De plus en plus, plusieurs réussissent à placer leurs créations dans les mains des jeunes qu’ils souhaitent aider, même en dehors des classes.
« Les jeux sont des outils éducatifs spéciaux », a déclaré François Boucher-Genesse, cofondateur de Ululab, une entreprise de conception de jeux vidéo éducatifs basée à Montréal. « Les enfants peuvent aller à leur rythme. Dans une salle de classe, les enseignants ont l’impression de donner des cours à un élève et non à un groupe. Il y a consensus sur la capacité des jeux à favoriser l’apprentissage. » Ce consensus entraîne l’essor de la technologie éducative. Selon la firme de recherche et de consultation Frost & Sullivan, le secteur mondial de la technologie éducative a généré 17,7 milliards de dollars américains en 2017, et un récent rapport du cabinet Metaari révélait qu’il avait fait l’objet d’investissements record de 9,52 milliards, ce qui signifie une hausse interannuelle de 30%. On s’attend à ce que les revenus atteignent les 40,9 milliards d’ici 2022.
Boucher-Genesse nourrit une grande passion pour la création de jeux éducatifs, tout comme beaucoup d’autres de ses collègues concepteurs, et voit d’un très bon œil la croissance de son secteur d’activité. Il a d’ailleurs quitté une place enviable au studio de développement Bungie, où il a travaillé à la réalisation du très populaire Halo 3, pour se consacrer à la technologie éducative. Depuis, Ululab a prospéré. En 2014, son premier jeu éducatif à succès, Slice Fractions, a été désigné par Apple comme l’une des meilleures applications au monde. Puis sont venus Slice Fractions 2 et sa version spéciale Slice Fractions: édition scolaire avec niveaux déverrouillés qui permet aux enseignants de partager l’expérience avec leurs élèves. De plus, Boucher-Genesse en a beaucoup appris sur les modèles d’affaires les mieux appropriés au domaine de l’éducation.
Percer dans les écoles: un défi
Dans les écoles, Ululab prend le temps de tester ses jeux et de parler aux enseignants et aux élèves. Malgré cela, les ventes de produits éducatifs aux établissements scolaires ne représentent que 10% de son chiffre d’affaires. Boucher-Genesse affirme que c’est typique, et qu’on s’accorde pour dire que bien que les jeux éducatifs profitent aux enfants, il est difficile de percer dans ce segment de marché.
« C’est difficile parce qu’il faut avoir une importante force de vente qui fera de la sollicitation à froid. Les écoles parleront à certains représentants en personne seulement. Quand on ne fait pas partie de ce milieu, on doit travailler très fort avant que le cycle de vente ne s’amorce. Pour les petites et moyennes entreprises, c’est ardu », a-t-il ajouté.
« Mais ce qui rend la chose encore plus difficile, c’est que l’outil choisi par une école doit englober le curriculum d’une année entière. N’étant pas nécessairement des joueurs, les enseignants apprennent moins facilement à maîtriser plusieurs outils en un an. » Le jeu Slice Fractions d’Ululab vise d’abord à aider les jeunes à mieux apprendre les fractions. Cette approche ciblée a porté ses fruits hors des classes traditionnelles (Boucher-Genesse fait référence à une recherche qui a démontré que des élèves de troisième année pouvaient, en trois heures de jeu, atteindre un niveau de performance d’enfants en quatrième année). Paradoxalement, c’est cette même approche qui a compliqué l’entrée dans le marché. Heureusement, l’entreprise, tout comme plusieurs autres, se porte bien.
Bonifier les ressources éducatives existantes
L’accès difficile au marché scolaire n’a pas empêché Ululab de croître. Le studio réussit auprès du grand public et vend ses produits aux éditeurs de ressources pédagogiques.
« Les bons jeux éducatifs portent sur un sujet en particulier et non pas sur une année scolaire complète et toutes ses matières. Certaines entreprises proposent des produits englobant une année entière, sujets, exercices et ressources y compris. Nous sommes donc souvent en mesure d’apporter un complément à leur offre sous forme de jeux éducatifs », a dit Boucher-Genesse.
« En général, nous ne vendons pas directement aux écoles, mais plutôt aux éditeurs scolaires déjà en relation avec elles. C’est un peu comme leur vendre une licence, ce qui permet d’éliminer les problèmes de la distribution et de la vente. » Ces ventes, en plus du succès remporté dans le marché grand public, notamment avec l’App Store d’Apple, a aidé l’entreprise à prospérer. Mais le succès n’a pas toujours été au rendez-vous. François Boucher-Genesse explique l’échec de certains modèles d’affaires.
« Ce qui n’a pas fonctionné, c’est un assortiment de jeux portant sur des sujets différents. Nous avons tenté, avec divers partenaires qui disposaient de millions de dollars, de commercialiser et de financer ce type d’offre groupée, mais ça n’a pas fonctionné. »
D’autres entreprises canadiennes réussissent aussi en intégrant des mécaniques et des ressources de jeu à du matériel éducatif. En rendant ludique le processus d’apprentissage, les créateurs de technologies éducatives comme ceux de Classcraft, basés à Sherbrooke, au Québec, imaginent de nouvelles façons de motiver des élèves en leur faisant vivre dans la salle de classe des expériences interactives inédites tout en suivant leurs progrès.
Les chiffres appuient le bien-fondé de l’approche prônée par Classcraft et Ululab. D’après un rapport récent sur la ludification en éducation, la valeur du marché mondial de la technologie éducative pourrait totaliser les 283 millions d’ici 2020.
Encouragés par le succès d’Assassin's Creed: Origins et du mode Discovery Tour
Bien que le marché de l’éducation représente encore un objectif à long terme pour Ululab, on observe une pénétration croissante des jeux éducatifs et des composantes éducatives de jeux vidéo dans le marché grand public. Ceci rend Boucher-Genesse d’autant plus confiant en l’avenir de l’industrie.
Aux quartiers généraux montréalais d’Ubisoft, près des bureaux d’Ululab, les créateurs de la série de jeux vidéo à succès Assassin's Creed ont aussi, à leur façon, développé du contenu éducatif. L’an dernier, l’entreprise a lancé Assassin's Creed: Origins, une suite comportant un mode Discovery Tour. Dans le cadre de l’expérience principale, les joueurs explorent l’Égypte antique, luttent contre des méchants et remplissent des missions. Ceux qui sélectionnent le mode Discovery Tour parcourent simplement les lieux tout en découvrant l’histoire locale et le quotidien des Égyptiens de l’époque.
« Nous nous sommes rendu compte que nos jeux, sans être documentaires, rendaient l’histoire plus accessible aux utilisateurs. C’est à partir de là, et parce que les gens aiment se renseigner sur ce sujet tout en se divertissant, que nous avons décidé de créer plus qu’un jeu », a raconté l’historien Maxime Durand, qui a travaillé à la conception de la série Assassin's Creed d’Ubisoft. Durand dit qu’au début de la phase de développement, Ubisoft croyait qu’il valait mieux inclure de courtes leçons d’histoire dans des fenêtres surgissantes. Mais les recherches de l’équipe ont établi qu’il serait préférable de proposer une expérience connexe exclusivement éducative aux écoles et aux gens qui n’auraient pas envie de jouer.
« Dans un livre, on n’obtient qu’un point de vue et de l’information partielle, dans un film ou une télésérie, on ne découvre qu’un endroit ou un récit historique. Même s’il ne reproduit pas parfaitement l’environnement du jeu, le mode Discovery Tour permet d’aller partout et d’escalader des pyramides. Pas besoin de prouver qu’il est amusant de gravir des pyramides, car les gens le feront naturellement. Ils entreront dans le monument, apprendront des choses à son sujet et s’intéresseront à ce qu’ils verront. Pour un historien, c’est très gratifiant et motivant », conclut-il.
Durand, à qui des enseignants et des élèves ont fait des commentaires très positifs, note qu’on enseigne de plus en plus l’histoire de manière plus divertissante et immersive. Comme ses collègues chez Ululab, cependant, il croit que ce n’est pas demain que les jeux éducatifs, et même le mode Discovery Tour, feront une percée dans le système scolaire. Ubisoft continue quand même à avancer en espérant un jour confier les rênes aux enseignants.
« Le mode Discovery Tour est conçu pour divers niveaux scolaires et n’est pas adapté aux curriculums des écoles. Parce qu’il est un produit international, nous ne pouvons pas créer un scénario spécifique à un type d’établissement. Nous avons choisi de concevoir du contenu très accessible pour toute personne de 12 et plus qui veut connaître l’Égypte antique de l’intérieur. Un de nos prochains défis sera notamment de bâtir un réseau d’enseignants pour que ceux-ci puissent discuter d’un produit et déterminer si et comment ils veulent l’utiliser dans leurs propres districts. »
Un avenir prometteur pour les jeux vidéo éducatifs
Ubisoft a l’intention d’investir davantage dans des composantes de jeu éducatives. Durand juge qu’un rôle accru des jeux dans le milieu scolaire pourrait exercer un double effet: « Notre jeu incite à lire sur l’histoire, les monuments, les personnages et les événements à la manière d’Ubisoft. L’utilisateur acquiert par la même occasion des connaissances sur la programmation, le travail d’équipe, la conception et plusieurs autres choses utiles dans la vie. »
« J’espère que nous sommes en train de poser un jalon. Il y a déjà des jeux basés sur l’Histoire sur le marché et ce n’est pas fini, mais j'espère que, dans dix ans, l'idée d'un mode Discovery Tour sera beaucoup plus répandue qu'elle l'est aujourd'hui.
François Boucher-Genesse s’est senti encouragé en voyant d’importants développeurs de jeux investir dans des composantes de jeu éducatives. Mais à l’instar d’Ubisoft, il reconnaît que ce sont les enseignants qui ouvriront la porte des salles de classe à leurs produits.
« J’espère qu’avec le temps, toujours plus d’enseignants se rendront compte du pouvoir des jeux vidéo éducatifs. Des recherches ont démontré qu’ils sont beaucoup plus efficaces que plusieurs autres outils après des jeunes. J’espère aussi que les choses progresseront malgré l’évolution plutôt lente du monde de l’éducation », a-t-il affirmé. Pour lui comme pour Ubisoft, la création de ressources éducatives interactives nécessite un travail rigoureux qui devrait profiter à long terme à son entreprise et aux élèves qui apprendront en s’amusant en classe.