Pirates, corsaires, flibustiers et autres boucaniers du web

Coup de sonde il y a quelques semaines, alors que la plupart des médias traditionnels et spécialisés reprenaient en chœur les propos de Kelly Merryman, vice-président responsable de l’acquisition de contenu pour Netflix, au moment du déploiement du géant de la diffusion de vidéo en continu aux Pays-Bas. Voici une courte phrase qui résume clairement le positionnement toujours plus précis de Netflix dans un écosystème de droits de diffusion, de territoires et de fenêtres synchronisées :

« En achetant des séries, nous allons voir ce qui fonctionne bien sur les sites pirates. » source

En gros, les dirigeants de Netflix, dans la foulée d’un Kevin Spacey très éloquent au Festival de télévision d’Édimbourg, ont réitéré l’importance d’une pratique que plusieurs analystes comme Gavin McGarry considéraient à la fois disruptive et essentielle il y a déjà quelques années. En effet, dès avril 2011, The Pirate Bay devenait The Research Bay et s’associait à des chercheurs suédois de l’Université de Lund. Leur rapport, intitulé The Survey Bay, est en ligne depuis. En fait, les pirates des torrents et autres sites de téléchargement seraient aussi dans la mire des Netflix, Hulu et autres Lovefilm, des corsaires ou des flibustiers, concentrant malgré le partage illégal de fichiers vidéo des données extraordinairement utiles aux diffuseurs légaux et aux ayants droit. Et si on poussait la métaphore un peu plus loin, en décrochant un regard du côté des YouTube et Vimeo, on qualifierait les créateurs de chaînes entièrement Internet de boucaniers, de pirates-chasseurs devenus… commerçants et entrepreneurs.

Au milieu de toutes les conversations sur la télévision sociale qui ont cours en cette rentrée télévisuelle, une discussion sur le piratage pourrait bien faire avancer la réflexion globale sur les régimes de synchronisation des fenêtres de diffusion et sur les droits territoriaux et le visionnage libre en tout temps et sur tous les écrans. Le CRTC a d’ailleurs lancé une ronde de consultations à ce sujet.

Netflix et les autres plateformes de diffusion vidéo en continu font maintenant très nettement partie de l’écosystème de diffusion, même si leur pénétration dans les marchés nationaux est à géométrie variable. Cependant, la technologie qui soutient les rubriques de recommandations les distinguant de tous les autres diffuseurs ne l’est pas; dans l’univers presque parallèle des données sociales, Netflix et ses semblables sont en tête de pont. Au dernier MIPCOM, plusieurs cas ont été présentés, dont ceux de Telemundo MediaNoktacom etIndiaCast Media. La conclusion?

Dans le cas de Telemundo, « nous avons appris à reconnaître que le piratage est l’affaire de fans ultra-obsédés. Nous nous sommes posé la question à savoir ce que font les pirates de notre contenu afin que nous puissions les repérer et leur venir en aide. »

DATATAINMENT

En octobre 2013, une page lourde de la télévision occidentale est tournée par la diffusion du dernier épisode de Breaking Bad. Cette page devrait rassurer les diffuseurs traditionnels à bien des égards ainsi que les diffuseurs Internet, s’ils sont en mesure de harnacher le tsunami de données que les contenus de qualité exceptionnelle peuvent générer sur des plateformes tangentes, éloignées et parfois… cousines. Par exemple, les analystes ont observé une augmentation de près de 9000 % en quelques heures des téléchargements de la chanson « Baby Blue » sur Spotify. Cette chanson du groupe Badfinger produite en 1972 a accompagné les scènes du dernier épisode deBreaking Bad.

Plus intéressant encore, les plateformes comme Netflix contribuent à la longue traîne des séries télévisées de façon maintenant documentée. En août dernier, le magazine Variety formulait l’hypothèse que Netflix aurait contribué directement à la résurrection des cotes d’écoute de Breaking Bad sur la chaîne câblée en facilitant le rattrapage des cinq premières saisons. Il y aurait eu au moins deux fois plus de téléspectateurs sur le câble pour la dernière saison que pour la moyenne des quatre précédentes éditions. Au moment de sa diffusion, la finale de la série a été regardée par plus de 10 millions de téléspectateurs (12,4 millions, si on inclut les enregistrements et lectures en différé). Ce modèle de stimulation et de rétention d’audience reste à être testé sur des séries plus jeunes, mais il y a fort à parier que de nouveaux partenariats soient en préparation en vue de séries qui en sont à leur deuxième ou troisième année de diffusion. Les diffuseurs traditionnels qui ont testé ces modèles de croisement de plateformes, en diffusant en rattrapage les épisodes précédents avec très peu de publicité dans un réseau à la carte, y ont constaté des avantages évidents.

ET LE CONFORT DANS TOUT ÇA?

À lire les commentaires des grands observateurs et adeptes de la série, ce sont les pauses publicitaires – et non les annonceurs – qui ont été les grandes perdantes de la diffusion du dernier épisode de Breaking Bad. En font foi ces aveux de Jeff Jarvis, lui-même probablement corsaire (à moins d’enregistrements assidus), puisque les tout derniers épisodes de la série ne sont offerts sans interruption publicitaire que sur des sites Web autres que Netflix :

Les possibilités de marchandisage, de médias croisés et d’associations ont été innombrables (et très réussies) pour Breaking Bad au fur et à mesure de la montée en popularité de la série au cours des mois ayant précédé la finale. Mais qu’en est-il du moment privilégié de l’écoute? Les producteurs de la série ont même publié leur « spoilerfoiler », une application conçue pour Twitter qui permet de bloquer en direct les gazouillis qui gâcheraient le plaisir des personnes qui ne regardent pas la série au même moment.

Ce que cette expérience suggère est que non seulement la donnée « contenu en demande » doit être prise en compte, mais aussi la donnée décrivant l’expérience de visionnage désirée, qui forme en l’occurrence la base du modèle d’affaires de Netflix, est tout aussi fondamentale. Une réinvention des modèles d’affichage des commanditaires auprès des téléspectateurs qui sont habitués à la consommation en rafale serait-elle envisageable pour les grands rendez-vous de fiction?

Au final, ce que les pirates et corsaires nous disent sur le « comment regarder » est-il tout aussi important que le « quoi regarder »? Probablement, et cela devra être à l’ordre du jour de quiconque s’inquiète du piratage ou s’inspire des corsaires sur un écran tout près de chez-vous.

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Suzanne Lortie
Détentrice d’un diplôme en production de l’École nationale de théâtre du Canada et d’un MBA de HEC Montréal, Suzanne Lortie est professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis juillet 2012. Directrice de production et productrice déléguée en télévision depuis 1992 (grandes séries variétés et culture primées aux galas des prix Gémeaux et par l’ADISQ, documentaires), elle est consultante en stratégies nouveaux médias.
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