Projet de loi C-11: ce que les créateurs numériques ont à dire
Le projet de loi C-11, aussi connu sous le nom de Loi sur la diffusion continue en ligne, occasionne plusieurs débats dans l’écosystème canadien de la télédiffusion.
Est-ce que le fait de mettre les plateformes en ligne (les YouTube, Spotify et Netflix) sous l’égide de la Loi sur la radiodiffusion parviendra à générer des fonds pour une programmation nationale plus vaste?
Les modifications de la Loi sur la radiodiffusion auront-elles un impact tangible sur les revenus des créateur·trices numériques?
S’il est difficile de prédire l’impact de C-11, les créateur·trices et leurs allié·es en ont long à dire sur les différentes éventualités.
La parole aux créatrices et aux créateurs
«Ma vision du projet de loi C-11 est nuancée», lâche le producteur et YouTubeur Fred Bastien Forrest en entrevue. «La meilleure chose qui puisse ressortir de toute loi serait de financer la culture numérique et de remettre des fonds aux communautés qui sont authentiques dans cet espace, pour nous assurer de pouvoir rivaliser avec la valeur de production aux États-Unis, en la France et dans le monde.»
«Ce qui effraie, poursuit-il, c’est que le CRTC ne comprenne pas ce qu’est le contenu numérique et le traite comme un média traditionnel, en brisant accidentellement des choses et en s’immisçant dans la manière dont ma génération consomme du contenu.»
Les opinions sur l’aspect de la «découvrabilité» du projet de loi C-11 varient grandement d’une personne à l’autre et d’une région à l’autre dans le pays. D’après les résultats d’un sondage Nanos rapportés par le journal The Globe and Mail, seulement 19 pour cent des Québécois·es s’opposent à l’idée d’une réglementation de l’Internet par le gouvernement, en comparaison, contre 50 pour cent dans les Prairies.
M. Bastien est toutefois ouvert aux réformes. «C’est intéressant… Les législateurs tentent de récupérer de la valeur de ces sociétés américaines, n’est-ce pas? Mais si on prend un peu de recul, je me demande s’ils ne vont pas juste nuire à leur marché, à leur main-d’œuvre et à leurs économies…»
«Il y a une limite à ce qu’on peut faire avec une loi.»
Pour la musicienne et humoriste Eve Parker Finley, qui anime maintenant l’émission musicale de CBC Ten-Minute Topline sur YouTube, les débats entourant le projet de loi C-11 tournent autour d’une question culturelle «classique»: comment les médias canadiens survivront-ils sans intervention du gouvernement?
«Promouvoir la découvrabilité canadienne est une grande étape, mais le principal obstacle empêchant quiconque de devenir créateur ou artiste est leur situation financière», affirme l’animatrice. Elle-même n’a été en mesure de lancer sa musique qu’en 2020, puisqu’elle bénéficiait de la PCU et d’une bourse du Conseil des arts du Canada.
«Ces choses-là font une différence plus grosse qu’un quota, soutient-elle. Il y a des gens vraiment talentueux qui n’ont pas le temps de faire de l’art et du contenu parce qu’ils tentent simplement de survivre.» Dans le marché créateur actuel, «c’est impossible de maintenir même un salaire de classe moyenne, à moins d’avoir beaucoup de succès».
(La SOCAN rapportait un scénario semblable en 2021, indiquant que les musicien·nes ne gagnent en moyenne que 67 $ de redevances des services locaux de diffusion continue.)
Les quotas dans le monde musical et les subventions dans le domaine artistique favorisent incontestablement le talent canadien, ajoute Mme Finley. «Si l’on n’a pas ces choses, c’est un défi immense de concurrencer les États-Unis.»
Et ce, spécialement car celles et ceux qui accèdent aux sommets en ligne ne sont pas nécessairement les artistes qui le méritent le plus.
Eve Parker Finley croit qu’il y a «quelque chose d’intéressant dans l’idée d’avoir un peu plus d’intervention gouvernementale dans le choix des artistes qui se retrouvent sur ces plateformes énormes, car, en théorie du moins, il y a une obligation de transparence envers les citoyennes et les citoyens.»
«Je ne pense pas qu’une multinationale multimilliardaire sera nécessairement transparente avec ses utilisateurs ou plus démocratique qu’un gouvernement. C’est une fausse idée. Les deux approches causent des inquiétudes.»
C-11 et la souveraineté culturelle
Pascale Chapdelaine, professeure associée à la faculté de droit de l’université de Windsor, écrivait récemment dans le magazine Options politiques, que les «modifications progressives» proposées par le projet de loi C-11 «aux pouvoirs réglementaires de surveillance du contenu médiatique constituent un exercice modéré mais [AL1] important de la souveraineté culturelle».
Citant un article datant de 2019, Mme Chapdelaine soulignait que «la personnalisation algorithmique du contenu médiatique […] est une forme de politique culturelle […]une forme d’édition de contenu, une fonction principale de la radiodiffusion traditionnelle, soumise au cadre et aux objectifs politiques de la loi.»
Néanmoins, «la personnalisation diverge de l’organisation traditionnelle des contenus de la radiodiffusion sur des points importants. Comme le souligne la chercheuse en médias Tanya Kant, la personnalisation du contenu médiatique équivaut à une forme de diffusion restreinte.»
Eve Parker Finley espère que la nouvelle législation ne négligera pas les créateur·trices canadien·nes qui attirent des publics plus restreints. «Bien que je soutiens les idées du projet de loi, je crains qu’en pratique, il n’élève que les médias canadiens qui vont déjà bien, et d’une manière qui pourrait marginaliser encore davantage certaines voix», exprime-t-elle.
« Si nous voulons réellement que ce projet de loi soit plus inclusif, il ne peut promouvoir que les contenus canadiens les plus populaires. C’est ça, le défi. »
D’autres spécialistes craignent aussi que les modifications proposées à la loi oublient les créateur·trices numériques. «Des réformes plus ambitieuses devraient moderniser notre organisme national de régulation des médias, mettre l’accent sur les droits des créateurs et cultiver une nouvelle génération de médias publics afin de créer des occasions pour les créateurs de contenu travaillant en ligne», écrit Fenwick McKelvey, professeur associé au département de communication de l’Université Concordia.
Si C-11 vise à moderniser la radiodiffusion, il faut alors mentionner que, s’il existe des guildes et des syndicats dans le monde du cinéma et de la télévision pour faire pression et protéger les droits des travailleur·euses, ces structures n’existent pas encore de manière significative dans le domaine du numérique.
«Les créateurs [TikTok] aux États-Unis sont payés pour le nombre de visionnements qu’ils obtiennent, mais ce n’est pas le cas au Canada», explique Mme Finley, ajoutant qu’il serait difficile d’imaginer que cela puisse changer sans intervention gouvernementale.
D’après M. McKelvey, une visite sur YouTube «démontre clairement que l’infrastructure publique canadienne manque pour les créateurs, qui continuent d’être en marge, sans canal clair pour participer, et sans avoir la chance de bâtir quelque chose de mieux.»
Les scénarios optimistes
À tout le moins, les débats sur la mise à jour de la loi sur la radiodiffusion auront attiré l’attention du grand public sur ces obstacles systémiques.
«Les lois et les lignes directrices qui régissent la radiodiffusion et la création de contenu n’ont pas changé depuis que Brian Mulroney était premier ministre », déclarait Jesse Wente, qui a été le premier directeur général du Bureau de l’écran autochtone, et actuellement président du CA du Conseil des arts du Canada, dans un récent article d’opinion. «Par conséquent, les gardiens restent en grande partie les mêmes.»
Avec une loi modernisée, poursuit M. Wente, « nous pouvons assurer plus de financement et réformer le système de radiodiffusion pour qu’il évolue équitablement dans le contexte des changements technologiques et sociétaux ».
Pour les créateurs comme M. Bastien, l’impact du projet de loi C-11 reste à voir… et le diable se cache dans les détails.
Il pense simplement que les prochaines étapes devraient inclure les créateur·trices. «Si les institutions canadiennes commencent à faire des plans concrets, comme de nouvelles subventions pour les créateurs numériques et de nouvelles façons de distribuer l’argent, ceux et celles qui sont dans cet espace depuis longtemps doivent être invité·es à la table [pour s’assurer] que ces nouvelles politiques servent les créateurs dans l’économie», indique-t-il.
Mme Finley va dans le même sens, mais de manière plus directe: «Ramenez la PCU, a-t-elle déclaré. C’est le meilleur moyen d’aider les créateur·trices canadien·nes à produire des œuvres vraiment géniales.»