Sabotage Studio: déjouer la pandémie
La crise sanitaire aurait pu faire dérailler la plus récente campagne de sociofinancement de Sabotage Studio, jeune pousse du secteur du jeu vidéo installée à Québec. Mais avec un capital récolté douze fois plus élevé que l’objectif visé, force est de constater que la pandémie de COVID-19 n’aura pas fait pâlir la bonne étoile qui semble suivre le studio depuis ses débuts.
Lancée le 19 mars dernier sur Kickstarter, la campagne de sociofinancement du jeu rétro Sea of Stars, dont la sortie est prévue au printemps 2022, a réussi le tour de force de susciter l’appui de plus de 25 000 internautes. Celle-ci a récolté plus de 1,6 million $ en un mois.
«En sept heures de campagne, l’objectif fixé de 133 000 $ était déjà dépassé, raconte Philip Barclay, producteur exécutif du studio. Le stress intense de lancer [la campagne] dans le contexte de la pandémie a cédé la place à l’euphorie, que l’on a dû vivre chacun de notre côté en raison du confinement.»
Un succès qui en attire un autre
Ce succès est d’autant plus impressionnant sachant que Sabotage n’en est qu’à son deuxième jeu. Fondé en 2016 par Thierry Boulanger et Martin Brouard, Sabotage Studio s’est fait connaître grâce à son jeu The Messenger. Le titre reçu un excellent accueil sur la scène internationale et a été téléchargé plus de deux millions de fois depuis son lancement en août 2018.
Comme c’est le cas pour bien des petits studios indépendants de jeu, le montage financier de ce premier jeu s’est effectué en plusieurs étapes, auprès d’un éditeur et d’autres joueurs financiers. L’entreprise a choisi cette avenue notamment parce qu’un éditeur reconnu l’aiderait à propulser le jeu. Le pari s’est révélé judicieux, à s’en fier aux résultats obtenus par The Messenger.
Pour Sea of Stars, le studio bénéficiait d’une certaine maturité. Cette posture lui a permis d’avancer en solo avant d’envisager l’inclusion d’un éditeur auquel il faudra nécessairement attribuer une part des revenus, sans compter ceux versés au distributeur.
C’est dans ce contexte que Sabotage s’est tourné vers le sociofinancement pour financer en partie sa deuxième œuvre.
Faire campagne en pandémie
Les préparatifs de la campagne de sociofinancement ont commencé en septembre 2019 et se déroulaient plutôt bien. Puis est survenue l’annulation de la Game Developer Conference en raison de la pandémie, décision qui a mis en péril les rencontres de presse qui portaient sur le lancement du jeu.
«À partir de là, c’était difficile de revenir en arrière: on ne savait pas comment la crise allait évoluer et si la conjoncture était meilleure à ce moment ou si elle le serait dans six mois. On a pris la décision d’aller de l’avant malgré tout», se souvient Philip Barclay.
La suite démontre que cette décision a joué en leur faveur. Ce succès peut certes en partie s’expliquer par davantage d’internautes en ligne, tous étant confinés à la maison, devant leur ordinateur.
«En même temps, de nombreuses personnes perdaient leur emploi, l’économie était incertaine et on pouvait vraiment se demander si les internautes allaient vouloir prépayer un jeu qui sortira dans deux ans», souligne-t-il.
Au-delà du financement
Il va de soi que l’argent récolté par Sabotage Studio garantit à l’entreprise une certaine indépendance financière. Celle-ci enlève un stress, mais empêche toutefois de devoir faire des compromis difficiles. «On ne fait jamais de compromis sur la qualité. Mais si on ne réunit pas les ressources nécessaires, c’est l’ampleur du projet qui peut être réduit, comme de proposer moins de niveaux aux joueurs», indique Philip Barclay.
Outre les sommes qu’elle permet de récolter, une telle campagne de sociofinancement sert également de validation de marché.
«Si ton jeu a une bonne réception du public, cela te donne en quelque sorte la confirmation que ça vaut la peine de continuer son développement, sans t’enlever l’incitatif de le réaliser», soutient-il.
Par incitatif, il entend que lorsqu’un studio doit aller chercher du financement extérieur pour réaliser un jeu, il devra verser la majeure partie de ses revenus en guise de rendement sur investissement. «T’as beau avoir fait des millions en revenus, à la fin, il en reste peu au studio. Ça peut démotiver de le savoir avant même de rentrer en production», déplore-t-il.
Le sociofinancement n’est pas que l’apanage des petits studios. Le studio japonais Ys Net, par exemple, a sociofinancé le jeu Shenmue III, l’une des plus importantes campagnes de tous les temps dans le domaine du jeu.
«C’est une tendance que l’on voit actuellement en sociofinancement chez les plus grands studios. Ils ramènent de vieilles marques et vérifient auprès du marché s’il y a encore une demande pour celles-ci», affirme Philip Barclay.
Hommage aux années 1990
Si The Messenger et Sea of Stars se distinguent dans leurs genres respectifs (le premier est un jeu de plateforme et le second, un jeu de rôle au tour à tour) c’est parce que les deux revêtent une esthétique résolument rétro, inspirée des années 1990, époque qui catalyse la vision créative des artistes de Sabotage. Celle-ci leur rappelle leurs samedis matin d’enfance passés à «gamer» entre amis. Et ils ne sont pas les seuls à souhaiter se replonger dans ces univers.
«Il y a une demande pour les jeux de cette époque-là, note Philip Barclay. Bon nombre de nouveaux jeux offerts sur le marché traitent ceux-ci de manière plus “hipster”, c’est-à-dire uniquement en «pixel art». Nous respectons la tradition de ces années dans tout: la musique, l’animation, le rendu, la lumière, la direction artistique.»
Un respect des contraintes de l’époque, donc, mais sans ses irritants. «Il y avait, par exemple, beaucoup de réutilisation, autant d’un point de vue musical qu’artistique», explique-t-il. Les tuiles d’un toit étaient réutilisées dans tous les tableaux, mais dans des couleurs différentes, par exemple. «La mémoire de la cassette ne stockait pas plus de 18 textures», précise-t-il. Ces détails ont été améliorés sans dénaturer l’époque.
Pour Sea of Stars, l’équipe a d’ailleurs réussi à s’associer avec l’un des plus grands compositeurs de musique de jeu, Yasunori Mitsua. La collaboration n’est sûrement pas étrangère au succès qu’a connu la campagne de sociofinancement.
«Dans une campagne de sociofinancement, les deux moments forts pour les appuis se situent normalement au début et à la fin.L’annonce de la participation de Yasunori Mitsuda, au milieu de celle-ci, a beaucoup contribué à valider la qualité et l’ambition de ce qu’on voulait faire. Sa réputation est telle que ça donnait en quelque sorte son sceau de noblesse au jeu.»
Avec l’argent amassé, Sabotage Studio entre donc dans la phase de production et de création du contenu promis. Ceux qui ont soutenu le jeu sur Kickstarter obtiendront une démo vidéo cet été.
«Ce sera une autre étape de validation. Les gens ont accroché à la bande-annonce.On verra s’ils aimeront autant le jeu lorsqu’ils l’auront en démo entre les mains», conclut-il.