Télévision par contournement et contenu canadien: quel(s) modèle(s) de collaboration pour le futur?
Comment les créateurs du paysage audiovisuel canadien envisagent-ils la production de contenu et leur rayonnement sur la scène internationale au cours des années à venir? Avec la présence de nouveaux joueurs étrangers dans l’écosystème et la popularité grandissante des plateformes en ligne, la question mérite d’être posée. Les transformations en cours nous forcent à revisiter les manières de collaborer et à réfléchir à la définition même de ce qu’est une œuvre canadienne.
C’est du 30 janvier au 1er février derniers qu’étaient réunis à Ottawa les leaders de l’industrie télévisuelle et médiatique pour assister à Prime Time 2019, une conférence organisée par la Canadian Media Producers Association (CMPA). Tous s’étaient donné rendez-vous pour discuter des grands enjeux qui sont au cœur des débats ces temps-ci: réglementation, propriété intellectuelle, distribution, cocréation entre acteurs locaux – et internationaux.
La création de contenu canadien, une affaire locale?
On ne peut le nier, les sommes dépensées au pays par des entreprises comme Netflix sont considérables. « Les contributions que nous faisons ainsi que notre engagement à l’égard du Canada et le nombre de productions que nous finançons sont assez importants », a déclaré Stéphane Cardin, directeur, politiques publiques, Canada, durant un panel sur la réglementation canadienne en matière de radiodiffusion et de télécommunications.
« Le montant d’argent dépensé au Canada est à son plus haut niveau. Nous [Netflix] détenons maintenant 22% du financement étranger en fiction canadienne de langue anglaise et nous prévoyons dépasser largement notre engagement d’investir 500 millions de dollars sur la production locale au Canada sur cinq ans », poursuit Cardin.

Mais qui est mieux placé pour créer des contenus qui intéresseront les Canadiens? Est-ce qu’une œuvre perd de sa pertinence aux yeux de sa cible si ce ne sont pas des intervenants locaux qui se sont chargés de sa production? Selon Catherine Tait, grande patronne de Radio-Canada, mieux vaut demeurer vigilant quant à la venue de ces grands joueurs numériques. « Le défi dans ce contexte est de déterminer comment nous réagissons à ces acteurs internationaux, qu’il s’agisse de Netflix, d’Apple ou de Google, dont l’instinct principal est de monétiser le contenu à l’échelle mondiale. Leur instinct n’est pas d’abord et avant tout de servir les Canadiens. »
Dans cette optique, est-ce qu’une production financée par Netlix n’a pas la même valeur qu’un film, par exemple, dont le financement s’est fait localement? « Je pense qu’il est important de souligner que, ce qui importe dans le respect d’un récit canadien, c’est essentiellement la voix de l’auteur qui l’a écrit, poursuit Stéphane Cardin. Pour nous, le fait que nous avons commandé notre premier long métrage réalisé par un Montréalais [Patrice Laliberté] et que ce long métrage n’est pas considéré comme un contenu canadien parce que nous le finançons est incohérent. »
La reconnaissance internationale et la question de la propriété intellectuelle
Depuis toujours, comme le souligne Reynolds Mastin, président et chef de la direction du CMPA, il existe un débat sur la distribution juste et équitable des bénéfices récoltés d’une série à succès.
Catherine Tait donne l’exemple du succès retentissant de la série canadienne Schitt’s Creek : « Qu’on parle de Michelle Daly [la réalisatrice] ou encore de Sally Catto [la productrice], c’est l’équipe derrière la création de la série qui a pris des risques pour cette émission il y a cinq saisons. Maintenant, nous n’avons plus d’intérêt économique pour cette propriété. C’est un succès mondial et nous devons lire dans Vanity Fair “Merci à Netflix de nous avoir apporté Schitt's Creek.” C’est très pénible pour les membres de la communauté artistique qui ont produit cette émission. Je pense qu’il est important, lorsque nous parlons d’intérêt économique, de soulever que c’est un intérêt collectif. »
Certains producteurs canadiens remettent toutefois en question le poids de la propriété intellectuelle dans un contexte où les occasions de rayonnement sont prometteuses. Les avis exprimés pendant un panel intitulé Netflix: Before and After the Greenlight, qui rassemblait plusieurs joueurs locaux ayant travaillé avec des services de télévision par contournement, étaient partagés.
« Nous devons réfléchir à ce qui répond le mieux aux objectifs du projet, avance Chad Oakes, producteur derrière les séries Fargo et Hell on Wheels. Dans notre cas, c’est clair que nous voulions faire en sorte qu’il ait un rayonnement mondial. Et si cela passait pour nous par l’abandon de la propriété intellectuelle, ça nous conviendrait. Que ce soit notre propriété ou celle de Netflix, c’est le même processus de création et la même exécution. »
Noreen Halpern, PDG d’Halfire Entertainment et productrice d’Alias Grace, série diffusée sur Netflix, abonde dans le même sens: « Est-ce qu’être propriétaire du contenu reste important? Oui et non. Nous devons aller de l’avant. Nous devons continuer à évoluer, car le secteur évolue et les émissions et les modèles créatifs sont en pleine transformation. Nous devons donc modifier notre système. »
Celle-ci évoque par ailleurs qu’elle travaille sur plusieurs projets avec Chris Regina, directeur, télévision mondiale, acquisition de contenus chez Netflix, également membre du panel, et que c’est l’entreprise américaine qui en possédera les droits. Halpern précise qu’elle travaille avec des scénaristes, réalisateurs et acteurs canadiens. Pas entièrement, mais en grande partie. « Je ne possède pas les droits, mais c’est la solution pour financer des projets qui n’auraient jamais pu voir le jour autrement. »
Dans les coulisses: du pitch à la production
Concrètement, quelles sont les étapes de ce processus collaboratif qui mène au développement d’une propriété avec Netflix? En quoi est-ce différent de travailler avec des télédiffuseurs canadiens?
« Ce n’est pas pour tout le monde. Vous devez vous mettre dans un état d’esprit particulier et accepter de faire des compromis. Vous devez aussi être préparé à travailler avec une méthode bien précise et il y a certains créateurs qui n’aiment pas ce processus », explique Noreen Halpern.
Selon le réalisateur et scénariste Dennis Heaton, qui a travaillé avec Netflix sur des séries comme Ghost Wars et The Order (qui sera diffusée en 2019), tout dépend de la personnalité du créateur. « Il y a des risques à prendre et tout va très vite, mais, de mon côté, je ne vois pas de réels inconvénients au processus comme tel. »
« Avec Chris, nous sommes passés par un processus de pitch extrêmement détaillé. Nous y avons mis énormément de temps et de préparation. Nous avons créé un lookbook, retravaillé le pitch quelques fois et tenu une autre réunion d’une durée d’environ une heure et demie pour le pitch final. Une heure plus tard, on nous appelait pour nous dire “Génial, vendu!” », poursuit Noreen Halpern.
De son côté, Chris Regina de Netflix fait valoir que, pour travailler avec lui, tout part de l’idée. Ce dernier encourage les producteurs à évaluer leur projet sous l’angle de la créativité d’abord et avant tout, en mettant de côté les éléments liés au financement. « Pensez à l’idée pure, sans spécificité quant à son emplacement ou à sa temporalité. Sinon, vous vous limitez en la plaçant dans une boîte. Ce que je cherche, ce sont des idées qui sont sous-représentées dans le marché. »
Nous pouvons certes tirer des leçons de ceux qui ont collaboré avec le géant du numérique et il nous en reste beaucoup à apprendre sur l’optimisation des mécanismes utilisés. Néanmoins, rappelons-nous que, au-delà de l’intérêt économique pour les principaux intéressés, il importe de prendre en compte les divers intérêts en jeu pour tous les joueurs de l’industrie, petits et grands. Même si l’industrie est en période de grande transformation, l’exportation internationale de contenu n’a rien de nouveau.
« Les producteurs font valoir le Canada dans le reste du monde depuis très longtemps. Ils ne se sont pas réveillés et ont découvert il y a six mois qu’il existait un marché gigantesque. Il était fondamental pour leur entreprise d’utiliser le Canada comme plateforme de lancement, d’exporter leur contenu et de concéder ce dernier sous licence dans tous les principaux marchés mondiaux, affirme Reynolds Mastin du CMPA. Les grands joueurs cherchent toujours de la flexibilité, mais les plus petits ont besoin d’une garantie qu’il existe un cadre sur lequel tout le monde s’est mis d’accord. Ainsi, chacun peut avoir le sentiment de partager équitablement le succès d’une émission. »