Temps dur pour la télé jeunesse et les documentaires
La baisse de financements, les défis liés à la découvrabilité et la concurrence avec les plateformes de diffusion en continu et les médias sociaux ont particulièrement nui à ces types de contenu. Mais une nouvelle règlementation et des solutions créatives pourraient changer la donne.
J.J. Johnson, cofondateur de la boîte de production Sinking Ship Entertainment, spécialisée en contenu pour enfants et ados, est aux premières loges de la menace qui pèse sur les projets télé et cinématographiques destinés aux jeunes.
« Je vois mes propres enfants de six et huit ans choisir de regarder des vidéos sur YouTube plutôt que des émissions que j’ai moi-même créées », affirme J.J. Johnson, conscient que son troisième, âgé de 11 mois, risque de suivre leurs pas.
Ses enfants sont loin d'être les seuls à délaisser ces contenus. Corus Entertainment a récemment annoncé qu’il cesserait la distribution de cinq chaînes pour enfants plus tard cette année, soit Nickelodeon, ABC Spark, Disney XD, Disney Jr. et la Chaîne Disney, en raison d’une baisse des revenus publicitaires.
Défis d’abord financiers
J.J. Johnson, qui a contribué à l'émission à succès Organisation Super Insolite (Odd Squad) et la franchise Dino Dan et Dino Dana, connaît bien les difficultés auxquelles les producteurs de contenus pour enfants font face depuis des années. Mais, selon lui, ces défis sont aujourd’hui encore plus grands.
« Les principaux enjeux qui affectent la télé jeunesse sont une baisse des acquisitions par les plateformes et diffuseurs internationaux, incluant ceux du Canada, et une diminution des revenus de distribution provenant de l’international, explique J.J. Johnson. Le contenu jeunesse est rarement perçu comme important dans notre industrie, ou est simplement considéré comme un “plus”. »

Lisa Broadfoot, vice-présidente des affaires industrielles et commerciales de l’Association canadienne des producteurs de médias (CMPA), partage cet avis. Selon elle, la réglementation publicitaire qui entoure les émissions pour enfants a pour effet de réduire leurs chances d’être acquises ou renouvelées.
« Ces émissions ne génèrent pas les mêmes revenus publicitaires que d’autres types de contenus à cause des restrictions en matière de publicité destinée aux enfants, qui ont évidemment lieu d’être, explique Lisa Broadfoot. Sans obligations réglementaires, les diffuseurs auraient très peu de raisons de présenter du contenu pour enfants. »
Des changements réglementaires qui font mal
La télé pour enfants est depuis longtemps menacée en raison de la baisse des revenus publicitaires et de la concurrence des autres plateformes.
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) exige depuis longtemps aux diffuseurs une programmation avec un minimum d’émissions canadiennes pertinentes sur le plan culturel, mais difficiles à monétiser. Ces obligations réglementaires ont, par le passé, permis d'assurer la présence de contenus pour ados et enfants à la télévision.
Mais au fil des années, certaines de ces mesures ont été réduites, voire supprimées. Depuis 2015, le CRTC permet plus de flexibilité aux diffuseurs dans leurs programmations et leurs investissements en matière de contenu, un changement qui a été mis en place pour les aider à faire face à la concurrence constante des plateformes numériques et de diffusion en continu.
« Il y a vraiment un fossé qui s’est creusé à partir de 2015, affirme Lisa Broadfoot. C’est une conséquence directe des changements apportés au cadre réglementaire. »
Les documentaires à vocation sociale, tout aussi menacés
Il existe un éventail de sous-catégories dans le domaine de la télé et du documentaire, et certaines sont plus menacées que d’autres.
Les émissions de téléréalité et les séries documentaires, en particulier celles consacrées aux célébrités, aux affaires criminelles et au sport, sont moins à risque que d’autres, selon Lisa Broadfoot et Julian Carrington, directeur général de l’Association des documentaristes du Canada (DOC).
Ce dernier s’inquiète davantage pour les documentaires appartenant à une tout autre catégorie : les contenus à vocation politique et sociale. « Les plateformes de diffusion et les partenaires de distribution visent toujours des contenus divertissants, qui s’adressent au grand public. Ils ne voudraient pas risquer d’aliéner une partie de l’audience », explique-t-il.
Il cite le film Union comme exemple de projet confronté à ces difficultés. Le documentaire, co-réalisé par le cinéaste canadien Brett Story, suit un groupe d’employés d’Amazon dans leurs efforts pour se syndiquer. « Il a été présenté pour la première fois au festival du film de Sundance l’an dernier, détaille Julian Carrington. Il a été largement salué et présélectionné pour les Oscars, mais aucune grande plateforme de diffusion ni aucun distributeur n’a voulu y toucher. »

Julian Carrington craint aussi que les plateformes de diffusion en continu contribuent à une homogénéisation et à une industrialisation des films documentaires.
« Les studios donnent des directives aux cinéastes. On leur dit par exemple que leur personnage devrait rencontrer un obstacle à partir de la dixième minute du film. C’est pertinent pour les contenus de fiction, mais ce n’est pas une façon de faire habituelle pour les documentaires, et ça met leur essence même en péril », déplore le directeur général de DOC.
Julian Carrington craint aussi que des histoires qui touchent les régions canadiennes éloignées ne soient plus racontées. « On a vu l’Office national du film fermer des bureaux en région. On a assisté à la consolidation de l’espace médiatique, donc la fermeture de certaines branches régionales. Certains documentaristes qui travaillent ailleurs qu’à Toronto, Montréal et Vancouver n’ont plus accès aux ressources qui leur permettaient de raconter des histoires locales. »
Des pistes de solution
L’industrie, mais aussi la société dans son ensemble, a beaucoup à perdre si les contenus pour enfants et les documentaires engagés n’obtiennent pas le soutien nécessaire.
« Les contenus pour enfants tracent la voie à d’autres types de contenu, affirme J.J. Johnson. Selon mon expérience, c’est le principal terrain d’entraînement pour les équipes créatives qui souhaitent évoluer vers des contenus pour adultes dans un plus long format. »
Mais des solutions existent pour améliorer la situation.
Lisa Broadfoot souhaite voir l’adoption d’une règlementation qui forcerait les plateformes internationales de diffusion en continu à offrir plus de contenus canadiens dans les catégories à risque, comme les émissions pour enfants.
Les services de diffusion en continu pourraient également être tenus de prioriser les contenus canadiens dans leurs algorithmes, améliorant ainsi leur découvrabilité. Julian Carrington suggère une mesure similaire à celle du Royaume-Uni et de l’Australie, où les nouveaux téléviseurs intelligents et appareils sont préchargés avec les applications des diffuseurs publics locaux. Le projet de loi 109, récemment déposé au Québec, vise un système similaire pour rendre le contenu en français plus facilement accessible.
« J’adorerais voir avec les applications de CBC Gem et de l’Office national du film préinstallées sur les appareils au Canada », affirme Julian Carrington.
Les producteurs doivent aussi faire preuve de créativité. J.J. Johnson croit que même si l’intelligence artificielle présente un défi pour les studios d’animation traditionnels, elle peut aussi aider à rationaliser les coûts. « On doit trouver des façons de produire du contenu à moindre coût, dit-il. L’IA pourrait nous aider à en faire plus avec moins. On ne devrait pas avoir peur des nouvelles technologies. »
Une forte présence sur les médias sociaux, comme YouTube, peut également favoriser la visibilité et ramener plus de téléspectateurs à redécouvrir les modes d’écoute traditionnels. J.J. Johnson explore également des façons de collaborer avec des marques pour créer du contenu ou de s’associer à des organismes de bienfaisance partageant une mission sociale avec certaines émissions.
Malgré les défis à venir, J.J. Johnson garde espoir que les enfants, comme les siens, continueront à avoir accès à du contenu télévisuel inspirant et adapté à eux. « Ça vaut la peine de se battre, en particulier dans le secteur jeunesse, déclare-t-il. On va tout faire pour continuer de produire des contenus pour enfants de qualité. »