YouTube est-il en train de remplacer la télé?
Les créateurs d’ici misent plus que jamais sur YouTube pour garder le contrôle de leurs œuvres, fidéliser leurs auditoires et s’imposer dans un format qui rivalise désormais avec la télévision traditionnelle.
Les créateurs de chez nous ont pris d’assaut la plateforme YouTube, profitant de sa portée internationale pour créer du contenu – des séries, des courts métrages, des balados – de manière indépendante.
Selon la plateforme, plus de 45 000 créateurs canadiens monétisent actuellement leur contenu grâce au Programme Partenaire YouTube, qui partage ses revenus publicitaires avec les chaînes qui répondent à ses critères d’éligibilité.
Le cinéaste britanno-colombien Robert Randall peut en témoigner. Sa chaîne, YAP TV (pour Young Actors Project) compte près de 2 millions d’abonnés, et s’est développée sans l’aide des canaux traditionnels.
Les premiers projets de YAP TV sur YouTube, dont Thirteen, Wonderland High et Cheerleaders in the Chess Club, lui ont permis de constituer une bibliothèque de contenus qui attirent toujours plus de visionnements. Mais le véritable point tournant est venu en 2017, avec l’arrivée de The Girl Without a Phone - A Cinderella Story. Le court métrage a atteint 10 millions de vues dès sa première semaine en ligne, et en compte aujourd’hui plus de 121 millions, faisant de lui l’un des contenus scénarisés en anglais les plus populaires sur YouTube.
Le succès de la vidéo a donné naissance à une série complète, Girl Without a Phone. Selon Robert Randall, les téléspectateurs fidèles reviennent pour voir les nouveaux épisodes, tandis que l’algorithme de recommandation de YouTube fait découvrir la série à de nouveaux publics. La plateforme lui fournit également des données d’analyse précieuses.

« Chaque fois qu’il y a un baiser dans l’un de mes films, il a un pic dans la courbe de visionnage, affirme Robert Randall. Les gens reviennent en arrière pour le revoir. Ça me permet de voir ce qu’ils apprécient, et je peux m’en inspirer dans mes futurs scénarios. »
Propriété et indépendance
Tout n’est pas rose pour autant au pays de YouTube. Pour les producteurs de chez nous, partager du contenu sur les réseaux sociaux vient avec deux préoccupations : la cannibalisation de l’auditoire existant (par exemple, une chaîne qui perdrait des téléspectateurs au profit de YouTube en publiant le même contenu aux deux endroits), et le fait de « construire sur un terrain loué », c’est-à-dire de publier sur un site web qui ne leur appartient pas.
À cela, le directeur des activités de YouTube au Canada, Andrew Peterson, répond qu’en publiant sur la plateforme, les créateurs conservent l’entièreté de leurs droits de propriété intellectuelle. Ce modèle non exclusif leur permet ainsi de créer du contenu qui leur appartient, de maximiser leur portée sur plusieurs canaux de distribution, et de conserver à la fois les revenus et les précieuses données d’auditoire qu’elle génère.
En entrevue au balado The Media Odyssey, Paul McGrath, directeur principal de la stratégie de divertissement et du développement des auditoires à CBC, partage le point de vue d’Andrew Peterson. Selon lui, la multiplication des contenus sur YouTube ne gruge pas dans l’auditoire de CBC Gem : elle le stimule. Il soutient que la plateforme permet de rejoindre de nouveaux publics souvent plus jeunes et de générer de nouveaux revenus.
Au sujet de la cannibalisation des auditoires, Andrew Peterson cite des données de la société Nielsen sur le rôle que YouTube joue pour la découvrabilité : « 49% des téléspectateurs canadiens découvrent de nouvelles émissions grâce à YouTube [et] 31% d’entre eux s’abonnent à des plateformes de diffusion en continu après avoir consommé du contenu sur YouTube ».
Des expériences de contenu multiformat
Différents formats de contenu sont populaires sur YouTube. Selon Andrew Peterson, les vidéos courtes intégrées dans la section « Shorts » de la plateforme servent à attirer les gens, qui peuvent ensuite se tourner vers les contenus plus longs.
YouTube est aussi l’endroit le plus populaire au Canada où consommer des balados. Les internautes peuvent y visionner des versions vidéo accessibles seulement en format audio sur d’autres plateformes, comme l’application Balados d’Apple ou Spotify, ce qui génère encore plus d’engagement.
Alors que des balados canadiens, comme Someone Knows Something, attendent d’être portés à l’écran, des succès américains comme Dirty John de Wondery et Homecoming de Gimlet Media sont tous deux disponibles sur YouTube et ont été adaptés en séries télévisées, prouvant que le modèle peut fonctionner. YouTube pourrait donc servir de tremplin pour convertir des balados originaux canadiens en productions télé.
« Les Canadiens s’attendent de plus en plus à des expériences multiformats, explique Andrew Peterson. Ils peuvent par exemple regarder des vidéos courts en se rendant au travail, écouter des balados à leur retour, puis s’installer dans leur salon pour consommer des contenus plus longs en soirée. »
Selon le directeur des activités de YouTube au Canada, l’écran de télévision du salon serait d’ailleurs le segment de YouTube qui connaît actuellement la croissance la plus rapide au pays.
Développer une source de revenus durable
Les créateurs qui adhèrent au Programme Partenaire YouTube (accessibles aux chaînes avec plus de 1000 abonnés et ayant cumulé au moins 4000 heures de visionnement au cours des 12 derniers mois) reçoivent 55% des revenus publicitaires de leur projet. Entre 2021 et 2023, YouTube a versé plus de 70 milliards de dollars américains à des créateurs du monde entier, mais aucune donnée spécifique au Canada n’a été publiée.
Ce modèle contraste avec celui de TikTok et d’Instagram, qui offrent actuellement des programmes de monétisation limités, voire inexistants. C’est ce qui explique qu’un grand nombre de créateurs d’ici choisissent YouTube comme plateforme principale.
Robert Randall ne divulgue pas ses revenus globaux, mais dit tirer 99% de ses revenus d’AdSense, le programme de diffusion publicitaire de Google, en plus de vendre des abonnements à sa chaîne au coût de 3$ par mois, en échange d’un accès anticipé à ses contenus.
La créatrice de contenu canadienne Chiu Yen Tan, à la tête de la chaîne YouTube Living in Canada, a récemment publié une vidéo dans laquelle elle affirme gagner jusqu’à 20 000 $ par mois grâce à une combinaison de revenus tirés d’AdSense, de partenariats et d’accords d’affiliation. Elle précise toutefois avoir mis trois ans à atteindre ces résultats financiers.
Les craintes des producteurs d’ici
Le virage vers YouTube soulève néanmoins des préoccupations. Contrairement aux diffuseurs canadiens, YouTube n’est soumis à aucune réglementation la forçant à mettre de l'avant le contenu local.
Pour les créateurs, l’algorithme de la plateforme offre une visibilité mondiale, mais conditionnelle aux algorithmes et aux tendances de l'heure. Pour les diffuseurs, la migration des téléspectateurs vers une plateforme sans exigences en matière de découvrabilité du contenu canadien peut fragmenter davantage les auditoires et contribuer à l’érosion d'une culture commune que les médias traditionnels ont historiquement mise de l'avant.
En réponse aux nouveaux cadres réglementaires, comme la loi C-11, qui vise à obliger les plateformes de diffusion en continu à promouvoir le contenu de chez nous et à contribuer à l’écosystème culturel canadien, Andrew Peterson estime que YouTube place déjà les créateurs d'ici dans une position avantageuse.