Sauvegarde pas si automatique
Comment préserver des œuvres numériques ? C’est aujourd’hui une question centrale alors que les systèmes qui supportent ces contenus deviennent progressivement incompatibles, inaccessibles ou désuets. Exploration de la « mémoire numérique » avec William Uricchio et Sarah Wolozin du MIT Open Documentary Lab.
C’est l’urgence de trouver des solutions et des systèmes et de mettre en place des politiques pour préserver les documentaires numériques qui a motivé l’organisation de la conférence Mémoire numérique: assurer la pérennité des nouvelles formes de documentaires, qui se tiendra le 5 mai au Centre Phi.
Cette conférence d’une journée est organisée par le MIT Open Documentary Lab et le Centre Phi, en collaboration avec le IDFA DocLab et le Netherlands Institute for Sound and Vision. L’activité rassemble divers acteurs concernés par cet enjeu, y compris des artistes, des archivistes, des universitaires, des médias, des musées et des entreprises de jeux et de technologies qui participeront à une journée de discussions.
Il s’agit certainement d’un sujet très populaire. « C’est on ne peut plus pertinent, tout comme l’histoire l’est, » affirme le professeur William Uricchio du MIT Open Documentary Lab, qui fera une allocution lors de la conférence. La culture veille à maintenir un dialogue.
« Lorsque des artéfacts culturels disparaissent, c’est néfaste pour l’avenir. Cet enjeu concerne une partie très déstabilisante et vulnérable de notre culture médiatique. Ce sont des écosystèmes très complexes. Lorsqu’une partie de cet écosystème est effacée, c’est tout l’écosystème qui est touché. Même si les documentaires interactifs ne vous intéressent pas, ces écosystèmes complexes soulèvent des questions et des problèmes qui touchent beaucoup d’autres secteurs de notre culture et auxquels les gens sont confrontés. »
Un enjeu actuel
« Cette année, j’ai beaucoup entendu parler de préservation, avec la disparition de Flash et les problèmes d’applications que l’on doit constamment mettre à niveau, » affirme Sarah Wolozin, directrice du MIT Open Documentary Lab.
« Si vous êtes un artiste indépendant, vous n’avez pas toujours le temps de vous en occuper, et si vous n’avez pas établi de méthodes de conservation ou si vous n’avez pas les ressources pour le faire, c’est un problème. Avec la technologie qui est en constante évolution, les choses deviennent désuètes beaucoup plus rapidement. Nous parlons de projets qui ont été produits il y a deux ans, et auxquels l’on n’a déjà plus accès. »
Quand on pense au fait que le documentaire numérique est un médium relativement récent, il est logique que ces problèmes surviennent maintenant. William Uricchio souligne que « nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements, et nous observons les gens explorer et expérimenter. Nous sommes privilégiés d’assister au commencement de quelque chose, c’est agité, c’est indiscipliné. Ce sont des moments fabuleux, des moments générateurs. »
Au-delà du travail des artistes : l’expression de communautés
Malgré l’innovation, selon ces universitaires, le risque de perte touche non seulement les individus, mais aussi les communautés. « Les documentaires interactifs ont une durée de vie différente et un cycle de vie différent de ceux des anciens films documentaires, » précise William Uricchio.
« Certains de ces projets interactifs connaissent une croissance en ligne grâce aux données utilisateur, ce qui est reflété dans le documentaire lui-même. Alors le documentaire établit une relation avec une communauté vivante, et en réalité, vous formez quelque chose qui ressemble davantage à un organisme vivant. La question qui se pose est donc de savoir qui doit veiller à conserver cette vie. Qui est responsable de l’alimenter et de lui fournir des soins ? Qui veillera à ce que tout soit mis à niveau ? Dans ces univers, ce n’est pas encore établi. »
Sarah Wolozin partage cet avis. « Lorsque nous abordons la question de la préservation des œuvres numériques, nous ne parlons pas seulement d’œuvres d’artistes, de conteurs et de documentaristes, mais aussi de l’expression de communautés, qu’elles soient virtuelle ou géographique. Dans un monde idéal, bon nombre de ces projets pourraient exister et survivre au réalisateur, mais pour cela, ils doivent être conservés », affirme-t-elle.
Se rassembler pour trouver des solutions
Le besoin d’établir de telles politiques interdisciplinaires est l’une des raisons pour lesquelles il est essentiel de réunir les nombreux acteurs concernés par cette question, et, selon Sarah Wolozin, il s’agit là d’une des plus grandes forces de la conférence Mémoire numérique.
« Nous invitons des personnes issues d’autres milieux à venir nous parler et nous dire comment elles ont abordé la question dans leur milieu, par exemple dans celui des arts ou des jeux, afin que nous puissions apprendre de leurs expériences. Ces domaines ont différentes lignes directrices et initiatives. Je suis ravie d’avoir des entreprises de technologie à la table, parce qu’elles jouent un rôle majeur. »
Il y a plusieurs questions auxquelles nous n’avons toujours pas de réponse. « Quels rôles jouent les différentes institutions dans la préservation de ces œuvres numériques ? Les sociétés de médias, les bibliothèques locales, les musées. De quels types d’infrastructure et de partenariats avons-nous besoin ? Combien d’argent allons-nous consacrer à la préservation d’un projet ? Que conserve-t-on et qui le détermine ? Quelle influence les artistes ont-ils ? » demande Wolozin.
La notion de perte
Du point de vue d’un artiste, il est facile de comprendre la panique qui peut accompagner le constat qu’une œuvre, le résultat de possiblement des années de travail, d’inspiration et d’investissement, puisse tout simplement disparaître. Nous pouvons tous comprendre le sentiment d’attachement envers nos histoires, notre culture et la documentation de nos vies.
« Nous parlons de perte, et c’est une notion à laquelle tout le monde peut s’identifier, » déclare Sarah Wolozin.
« Cet instinct de vouloir préserver son propre héritage. Perdre sa culture est très perturbant. Mais nous sommes également dans cette culture de l’éphémère avec Snapchat, et la plus jeune génération est à l’aise avec la non-pérennité des choses. Il faut aussi se demander ce que l’on conserve et ce à quoi l’on renonce. »
William Uricchio abonde dans le même sens. « Dans ce cas-ci, le moteur est émotif, c’est la mémoire culturelle, c’est ce qui maintient le contact avec l’expression de la génération précédente. Nous vivons dans une culture où l’éphémérité prend de plus en plus de place; les choses sont là aujourd’hui, mais auront disparu demain. Autrefois, nous voulions conserver le plus de choses possibles, et au sein d’une culture qui tend à tout conserver, se départir de choses semble étrange. »
Mais nous devons nous départir de choses — au moins, peut-être, en partie — et ce sujet sera abordé dans Mémoire numérique.
Sarah Wolozin ajoute : « J’espère que cette conférence suscitera une réflexion et s’avérera révélatrice, et qu’elle amènera les gens à réfléchir davantage à la façon de préserver leur travail. J’espère aussi qu’elle nous donnera des idées et nous permettra de mieux comprendre ce que nous devons préserver et comment le faire. Enfin, j’espère que nous pourrons continuer à nous entraider. Je pense qu’il faut un réseau et des partenariats entre les différentes institutions et disciplines pour que des systèmes de conservation d’œuvres qui utilisent des technologies devenant rapidement désuètes soient mis en place. »
La conférence Mémoire numérique : assurer la pérennité des nouvelles formes de documentaires a lieu le 5 mai au Centre Phi.
À l’origine, cet article a été publié sur le blogue du Centre Phi. © 2017 Centre Phi. Tous droits réservés.