Programmation canadienne 2024: un temps de repli?
En 2023-2024, les médias canadiens télévisés et numériques ont vu la grève de la guilde américaine des scénaristes chambouler leurs plans de la diffusion traditionnelle et en ligne, tandis que l’éventualité — non avérée — d’une grève homologue au pays menaçait de bousculer aussi la programmation 2024-2025. Alors que le marché de la diffusion en continu gagne en maturité, la principale question qui se pose cette année est la suivante: comment naviguer dans un paysage médiatique audiovisuel où l’argent de la publicité et l’attention se déplacent au gré des humeurs du public? Des dirigeant·es de Bell Media, CBC et Corus ont discuté avec Futur et Médias de leurs stratégies en 2024-2025 concernant le contenu anglophone pour les plateformes existantes et émergentes.
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Que recherchez-vous auprès des créateur·trices canadien·nes actuel·les? Quelle importance les marchés locaux et internationaux ont-ils dans vos décisions de programmation, particulièrement en ce qui concerne les coproductions et les préventes?
Carlyn Klebuc, directrice générale, programmation originale, Bell Média : Nous cherchons des histoires qui résonnent avec les Canadiennes et les Canadiens, des récits uniques et un point de vue canadien. C’est important pour nous que ces histoires résonnent avec notre public, mais nous voulons aussi les faire voyager dans des marchés à l’extérieur du Canada. Nous programmons du contenu pour les publics canadiens d’abord, mais avec un œil sur l’international. Le contenu canadien suscite actuellement de l’intérêt sur le marché mondial, et nous continuons de développer des relations de collaboration avec des partenaires internationaux, comme World of Wonder, avec qui nous produisons Canada’s Drag Race, Canada’s Drag Race : Canada vs. the World et Slaycation.
Les droits américains de certaines de nos séries phares sur Crave Original ont été acquis par Hulu (Letterkenny, Shoresy) et PBS (Little Bird), et l’émission à succès originale de CTV Sullivan’s Crossing est offerte sur The CW. Nous faisons également équipe avec la société de radiodiffusion norvégienne (NRK) sur la coproduction internationale So Long, Marianne, qui sera diffusée sur Crave plus tard cette année.
Justin Stockman, vice-président, développement et programmation du contenu, Bell Média : Les émissions de The CW (comme Sullivan’s Crossing) sont davantage un exemple de modèle où vendons des émissions que nous finançons, et pour les saisons suivantes, il peut y avoir une plus grande implication de leur part, mais ça reste nous qui dirigeons.
Sally Catto, directrice générale, divertissement, contenu factuel et sports, CBC : Nous voulons principalement raconter des histoires canadiennes aux publics d’ici. Nous ne commandons pas de séries en priorisant un public international. Cela dit, toutes nos émissions, particulièrement celles scénarisées, requièrent un partenaire pour être pleinement financées. Nous ne finançons aucune de nos séries nous-mêmes à cent pour cent ; souvent, elles doivent donc résonner auprès de publics d’un autre pays pour qu’un partenaire financier s’associe à nous pour permettre la production de la série complète. Beaucoup de nos histoires présentent un attrait universel, des enjeux, des personnages et des thèmes qui font écho à l’extérieur du Canada.
Rachel Nelson, vice-présidente, programmation originale et chef de Corus Studios, Corus : Corus continue de chercher du contenu canadien original qui correspond à nos chaînes, améliore notre programmation et stimule les publics locaux. Les collaborations en cours avec nos partenaires de production indépendants nous permettent d’offrir des programmes originaux de première qualité sur nos chaînes, qu’il s’agisse de séries procédurales ou de séries lifestyle scénarisées, ou de documentaires du côté non scénarisé. Comme notre programmation doit évoluer, nous cherchons des commandes dirigées par des partenaires, y compris des modèles de coproduction. C’est une stratégie que nous avons appliquée au fil des ans, que ce soit dans le cadre de coentreprises avec les États-Unis ou de partenariats une fois l’émission réalisée.
Comment prévoyez-vous développer votre stratégie de contenu original pour les chaînes de diffusion en continu gratuites financées par la publicité [NDLR : souvent désignées par l’acronyme anglais FAST, pour free ad-supported television, que nous utiliserons dans le texte]?
Justin Stockman (Bell Média) : En ce moment, il y a quelques séries originales sur la FAST — Highway Thru Hell et certaines de nos séries Discovery originales, la série Mary Berg que nous avons faite, il y même une chaîne entière dédiée à Corner Gas. Nous nous trempons un orteil dans la FAST, et nous savons qu’il s’agit d’un marché en croissance, mais ça demeure embryonnaire — tout le monde dans le secteur de la FAST vous le dira. Nous sommes d’avis que l’avenir passera par là, mais pas le présent. Nous faisons preuve de prudence dans notre approche. Nous ne commanderons pas de grosses séries dispendieuses pour la FAST pour le moment, mais nous sommes en train de déterminer la place de la FAST dans notre stratégie globale de diffusion. Au fur et à mesure que la FAST se développera, elle prendra probablement une plus grande place dans ce cycle de stratégie.
La plupart des émissions originales de Crave sont réservées à Crave, car nous voulons évidemment que les abonné·es en aient pour leur argent. Pourrais-je envisager un avenir où nous ferions des émissions originales sur FAST? Peut-être, mais je pense qu’il faudrait que le public s’élargisse davantage pour cela. Nous serions éventuellement ouverts à l’idée de reprendre certains de nos programmes originaux Crave plus anciens pour les intégrer à la FAST si nous estimons que les abonné·es y trouvent leur compte, mais nous n’avons pas encore pris de décision en ce sens. La chaîne Corner Gas fonctionne assez bien et c’est un excellent moyen d’accéder à une bibliothèque dont nous avons les droits et de lui trouver un nouveau public dans un nouvel espace.
Nous serions éventuellement favorables à l’idée de reprendre certains de nos programmes originaux Crave plus anciens pour les intégrer à la FAST si nous estimons que les abonné·es en ont eu pour leur argent, mais nous n’avons pas encore pris de décision en ce sens. La chaîne Corner Gas fonctionne très bien et c’est un excellent moyen d’accéder à une bibliothèque dont nous avons les droits et de trouver un nouveau public dans un nouvel espace.
Barbara Williams, vice-présidente principale, CBC : La stratégie de diffusion en ligne, en ce qui concerne le divertissement, est en fait une occasion non pas de créer du nouveau contenu, mais de livrer du contenu existant quelque part où les gens ne le trouveraient pas normalement. Nous avons une chaîne d’humour, CBC Comedy, qui rassemble les meilleures comédies de CBC et qui se retrouve sur Roku et LG et Samsung et Gem, pour que plein de gens trouvent ce contenu s’ils ne l’ont pas trouvé par les moyens traditionnels. Dans le domaine de l’information, où nous avons lancé quelques chaînes de diffusion en continu et sommes sur le point d’en lancer douze autres, il s’agit de voir comment prendre l’émission de radio du matin et la transformer en une expérience visuelle pour la diffuser sur une chaîne de diffusion en continu. Comment prendre les nouvelles de dernière minute en direct qui ne seront peut-être diffusées qu’au programme du midi et les mettre également sur la chaîne de diffusion en continu? Une grande partie du contenu de CBC ne se trouve qu’à un seul endroit pour un seul public, et nous essayons de rendre disponible le plus de contenu possible dans plus d’endroits pour plus de publics, pour améliorer les chances que plus de gens se connectent à notre contenu.
Troy Reeb, cochef de la direction, Corus : Lorsque nous commandons du contenu original, nous tenons toujours compte des besoins de nos plateformes linéaires, de diffusion en continu et de FAST, par notre partenariat avec Pluto TV. Corus fournit une solide bibliothèque de contenu canadien à Pluto TV, avec des chaînes FAST de marque comme Leave It to Bryan et Income Property, ce qui permet aux publics de s’intéresser à nos histoires où qu’ils soient et peu importe quand ils les regardent.
Quelle est votre stratégie actuelle dans les catégories enfant et jeunesse, pour atteindre les écrans où ils se trouvent et intéresser les publics concernés?
Justin Stockman (Bell Média) : Du côté anglais, nous avons quelques services jeunesse, et nous avons quelques contenus originaux qui peuvent interpeller un public un peu plus jeune. Nous ne sommes pas activement lancé·es sur le territoire anglophone des enfants, sauf pour notre collection Enfants sur Crave où nous proposons bien sûr une superbe sélection de films pour toute la famille. Nous avons aussi acheté quelques séries. Nous en avons un peu plus en français. Quant au contenu original, nous n’en faisons pas beaucoup.
Sally Catto (CBC) : Notre stratégie en matière de contenu pour enfants priorise résolument les programmes préscolaires. Bien sûr, il s’agit davantage de contenu linéaire pour les matins de semaine et pour Gem. Nous avons aussi du contenu pour les enfants d’âge scolaire — certains sont acquis, d’autres sont originaux. Je pense que ce qui est passionnant dans le domaine des enfants en ce moment, c’est le travail que notre équipe fait avec nos actualités pour enfants, car il s’agit en quelque sorte de notre contenu original en format court que nous savons que beaucoup d’écoles utilisent, et que les enfants consultent.
Troy Reeb (Corus) : Les réseaux jeunesse de Corus comptent pour 90 % du visionnement spécialisé pour les enfants au Canada, et nous en sommes très fier·ères. Treehouse est le réseau numéro un pour les enfants de deux à cinq ans, et YTV est le réseau commercial pour enfants numéro un chez les 2-5 ans et les 6-11 ans . Tout le contenu de nos réseaux jeunesse est disponible en ligne sur STACKTV, et les gens au Canada peuvent visionner leurs émissions pour enfants préférées sur TELETOON+ en tout temps, partout et sans publicité, et même télécharger les épisodes. Nous adorons travailler avec notre propre studio pour enfants, Nelvana, autant qu’avec des boîtes de production indépendantes afin de commander du contenu pour nos deux réseaux et pour des plateformes de formats courts comme YouTube.
Quel défi représente la diffusion de contenus dans un paysage médiatique de plus en plus fragmenté?
Justin Stockman (Bell Média): Je pense que Bell Média est bien positionnée. Nous avons tellement d’actifs différents, que ce soit notre plateforme de diffusion en continu, nos chaînes spécialisées, nos réseaux en direct, la FAST, notre chaîne de vidéo sur demande financée par la publicité [CTV]. Qu’il s’agisse d’acquisitions ou de commandes, nous essayons de déterminer où les placer en premier ou si nous les plaçons à plusieurs endroits en même temps pour que le public ait un maximum de possibilités pour les trouver. La fragmentation du public est un fait, mais nous essayons de l’utiliser à notre avantage, parce que nous avons quelque chose de disponible dans presque tous ces endroits. Bien que les publics réduisent dans les espaces traditionnels, ils grossissent dans les espaces numériques. Nous essayons donc d’évaluer les publics dans leur ensemble et de voir comment nous pouvons capter le même nombre d’yeux que par le passé, voire plus. Nous devons maintenant placer les choses à plusieurs endroits pour les atteindre.
Barbara Williams (CBC) : Je pense que le plus difficile est d’amener les gens à découvrir votre contenu et à le trouver. Le défi réside vraiment dans la commercialisation du contenu. Nous avons encore tellement de grands créateurs et de grandes créatrices qui nous proposent leurs projets et beaucoup d’idées géniales nous parviennent. Il y a donc beaucoup de contenus géniaux à produire et nous essayons d’en produire autant que nous le pouvons. Le défi consiste à arriver à se frayer un chemin dans le bruit d’un marché très fragmenté, à faire comprendre aux gens qu’il y a un contenu qu’ils aimeraient s’ils pouvaient seulement le trouver. Je pense que le plus grand défi dans un marché très fragmenté est la commercialisation du contenu et sa découvrabilité.
Troy Reeb (Corus) : Corus rejoint des publics engagés et crée des communautés d’adeptes grâce à son portefeuille de contenu inégalé, avec 25 000 heures de contenu original en première diffusion chaque année, rivalisant avec n’importe quel grand diffuseur en continu. Nous offrons cette gamme de contenu de qualité supérieure dans notre portefeuille dynamique de diffusion en continu en maximisant les droits de diffusion en continu pour STACKTV et l’application Global TV, et en nous connectant avec les auditoires par le biais des chaînes OTT Global News, TELETOON+ et Pluto TV.
Quel rôle croyez-vous que l’intelligence artificielle jouera dans vos stratégies de contenu actuelle et future?
Justin Stockman (Bell Média) : Sur nos applications, ce sont de vrais humains qui décident d’une grande partie des collections, et nous avons d’excellentes personnes à la programmation qui comprennent vraiment le contenu et trouvent des moyens intéressants de faire remonter à la surface le contenu de la bibliothèque que les publics ou les abonné·es ont peut-être oublié. Nous avons aussi des outils dans nos applications Crave. Certaines collections sont sélectionnées pour vous, elles sont en fait générées par l’IA à partir de votre propre comportement dans l’application. Nous essayons de faire le lien entre les deux, là où ce type de technologie est utile, mais en même temps, nous ne pensons pas qu’elle peut remplacer la valeur de nos responsables de la programmation qui comprennent notre public et peuvent faire ressortir des choses auxquelles l’IA ne pensera peut-être pas. En ce qui concerne l’espace créatif, nous n’avons pas encore fait le pont, et la plupart des producteurs et productrices avec lesquels nous travaillons font encore appel à une équipe entièrement humaine pour tout. La sélection de contenu pour applications est le seul endroit où j’ai vu une utilisation de l’IA.
Barbara Williams (CBC) : Je pense que nous agissons de façon responsable. C’est le premier mot que j’emploierais pour qualifier les expériences d’IA que nous menons. Comme toutes les organisations, nous reconnaissons que l’IA va devenir une force, mais il s’agit de comprendre son rôle, de l’expérimenter avec prudence, d’indiquer clairement au public si le contenu est généré par l’IA, de sorte que nous ne trompons personne en lui faisant croire que ce contenu est produit par une personne, alors qu’en fait il est produit par une plateforme d’IA.
En ce qui concerne le divertissement, nous ne touchons pas à l’IA pour le moment. Aucun contenu n’est créé, aucun scénario n’est écrit, aucun personnage n’est créé. Pour ce qui est de l’information, nous étudions avec précaution la possibilité d’une certaine influence de l’IA, en veillant avant tout à faire preuve de transparence totale avec les publics.