Le cinéaste Jason Todd veut apprendre à se raconter

Après des années à raconter les histoires des autres, le Montréalais Jason Todd apprend à définir sa propre voix. Celle qu’il entend à moitié sans ses appareils auditifs, mais qui résonne de plus en plus fort dans son cœur et dans sa tête. À 27 ans, le réalisateur et scénariste considère qu’il est temps pour lui de s’affirmer, de se raconter et de partager sa perspective sur le monde.

Quand je t’ai proposé d’écrire ton portrait dans une série sur des cinéastes qui composent avec un défi supplémentaire, comme ta surdité, tu as accepté avec enthousiasme. Cela dit, tu semblais surpris que ta condition soit connue, puisque tu es généralement peu vocal sur le sujet. Pourquoi?

D’abord, parce que ça a pris du temps avant que ma famille et moi réalisions ce qui se passait, même si je suis né comme ça. Généralement, quand un enfant est malentendant, les premiers drapeaux rouges apparaissent très vite: il n’a pas beaucoup d’amis, il est taciturne et il obtient de mauvaises notes à l’école. De mon côté, j’avais de très bons résultats. On a réalisé que j’étais malentendant à la fin du primaire et j’ai reçu mes premiers appareils tout juste avant d’entrer au secondaire. Comme mes parents craignaient que je me fasse intimider si j’étais différent à l’école, on a essayé de minimiser le tout en achetant les plus petits appareils de couleur peau. Et comme j’avais les cheveux longs, ça paraissait encore moins. Je me suis fait beaucoup d’amis qui ne savaient pas que je suis malentendant. Je ne voulais pas que ça me définisse. J’avais même un peu honte au secondaire. Ce sont des mots forts, je dois l’admettre. Si ma mère était ici, elle me dirait: «Voyons donc ta….! Tu vas bien, tu as une belle vie!» Elle a raison.

Crédit photo : Sandra Larochelle

As-tu appris à aimer ta différence?

C’est en train de se faire. J’ai arrêté de dire que ma surdité ne me définissait pas, car elle le fait en partie. J’apprends à l’embrasser et à l’assumer, mais mon cheminement n’est pas terminé. Le fait de t’en parler est une étape dans mon processus.

Es-tu fébrile à l’idée que ton entourage découvre ton histoire en lisant l’article?

J’ai tellement hâte! J’en ai parlé une première fois à l’été 2020. Durant la pandémie, j’ai été seul dans mon appartement très longtemps, puisque ma blonde était partie travailler au Bas-Saint-Laurent.Confiné et isolé 24 heures sur 24, j’ai été amené à réfléchir et à me questionner sur ce que je vivais. Puis, un matin de juillet, La Presse a publié un article sur l’impact du port du masque sur les malentendants. Je me suis tellement reconnu que je l’ai partagé sur Facebook en expliquant un peu ma situation. La plupart des gens ne le savaient pas. Peu après, quand ils me voyaient, ils faisaient preuve d’une curiosité très bienveillante. Ça m’a fait du bien. Je veux en parler.

Crédit photo : Sandra Larochelle

Une ex-réalisatrice malentendante m’a expliqué que la plupart des personnes malentendantes ne parlent pas de leur condition dans l’industrie, de peur qu’on leur ferme des portes. Est-ce une crainte que tu avais?

Indirectement. Quand j’étais technicien sur des plateaux, je me trouvais mauvais. J’imaginais que j’étais inattentif ou que j’avais de la difficulté à rester concentré pendant de longues journées de tournage qui durent 12, 15 ou 17 heures. Mais, à posteriori, j’ai réalisé que j’avais du mal à composer avec tout le bruit sur un plateau. J’étais toujours à la traîne du groupe, parce que je n’entendais pas bien. J’ai fini par me dire que la technique n’était pas faite pour moi. Aujourd’hui, je suis maître de la plupart de mes projets de création. Je ne dépends de personne.

Sur tes plateaux, quelles sont tes stratégies pour bien entendre?

Je m’entoure surtout de gens très proches de moi qui connaissent ma situation et à qui je peux dire: «Quand tu me parles, regarde-moi». Tout le monde s’adapte super bien.

Crédit photo : Sandra Larochelle

Faisons un retour en arrière. De quelle façon la production de films est-elle entrée dans ta vie?

À 12 ans, j’ai commencé à tourner avec des amis dans ma cour arrière avec une caméra Canon Powershot qui filmait seulement trente secondes à la fois. C’était un film de superhéros que je jouais moi-même. Il s’appelait SuperBuzz, parce que j’avais une épée comme celle de Buzz Lightyear dans Toy’s Story. Rapidement, j’ai compris que j’aimais raconter des histoires. Quand j’étais jeune, ma mère m’a fait lire énormément. J’ai aussi commencé tôt à écrire des petites histoires et des bandes dessinées. Quand on m’a donné une caméra, j’ai compris que j’avais une imagination particulièrement visuelle. Durant nos projets de groupe, je parlais naturellement de cadres et d’images.

Tu as étudié le cinéma au Cégep Saint-Laurent, tu as fait un certificat en scénarisation à l’UQAM et un baccalauréat en cinéma à l’Université de Montréal. Que retiens-tu de ces expériences?

Ça m’a confirmé que je voulais raconter des histoires, mais je me butais souvent à la nécessité de travailler en équipe dans le monde du cinéma. Dès que je me retrouvais dans un trop grand groupe, j’avais de la difficulté à suivre les conversations. Quand les gens parlaient en regardant ailleurs que vers moi, je ne pouvais pas lire sur leurs lèvres. La cacophonie ambiante me faisait perdre des bouts. En plus, nos professeurs insistaient sur l’importance de se bâtir un réseau, de se faire des amis et d’aller dans les partys, mais c’était vraiment angoissant pour moi.

Est-ce pour éviter la cacophonie des plateaux que tu es devenu chef de la programmation de H264, une boîte de distribution de courts métrages?

Comme je voulais continuer à me faire des contacts, sans être technicien sur les plateaux, je me cherchais un job qui me permettrait de parler à tout le monde autrement. En faisant des recherches, j’ai réalisé que le distributeur est un peu dans l’œil de l’ouragan: il parle aux équipes de festivals, aux producteurs, aux réalisateurs, aux scénaristes, aux salles cinéma et instances de financement. J’ai travaillé là de 2018 à la fin 2020.

Crédit photo : Sandra Larochelle

Tu as également lancé la boîte de production Fjord Films. Parmi les œuvres que tu as tournées, on retrouve un court métrage documentaire, un court métrage expérimental, un vidéoclip et un court métrage de fiction. À quel point les histoires que tu as racontées ou que tu veux raconter peuvent être influencées par le fait de vivre avec un trouble auditif?

Dans tout ce que j’ai fait dans le passé, je n’ai jamais abordé ce sujet. À vrai dire, j’ai toujours cru que ma personnalité ne valait pas la peine d’être mise en valeur, alors je racontais les histoires des autres. Avec le temps, j’ai fini par frapper un mur. Durant la pandémie, j’ai réalisé que je ne raconte jamais mes histoires, parce que je suis convaincu d’être plate: puisque je sublimais tout ce qui était relié à ma surdité, je mettais de l’avant une infime partie de moi. Par contre, si je ramène à l’avant-plan tout ce que j’essayais de cacher, je vais retrouver un peu de mes couleurs. Dans les histoires que je veux raconter dans le futur, je sens une perspective que je n’ai jamais vue chez les autres.

Quelle est-elle?

Quand je réfléchis à mes histoires, je prends souvent des marches en enlevant mes appareils auditifs. Puisque ma surdité est modérée, j’expérimente la vie de façon diffuse. J’aime le fait de ne pas percevoir tous les sons clairement. Ce sont plus des vagues qui se promènent autour de moi. C’est quasiment onirique et atmosphérique, comme tous les films que je fais. Je commence à comprendre que ce n’est pas banal de vivre la vie d’un point de vue plus détaché. Je veux explorer cette position unique, mais je n’y suis pas encore tout à fait. Un jour, j’aimerais être capable de dire que je suis différent de la majorité. Si on se reparle dans cinq ans, j’ose espérer que ma réponse ira dans ce sens. J’ai l’impression que ça va se faire quand je vais trouver les histoires que je veux raconter de ce point de vue-là.


Samuel Larochelle
Originaire d'Abitibi-Témiscamingue et résidant à Montréal, Samuel Larochelle est journaliste indépendant depuis 2012 pour une trentaine de médias, dont La Presse, Les Libraires, Caribou, Elle Québec, Le Devoir, Fugues, Les Débrouillards, L'actualité, Nightlife, Échos Montréal et bien d'autres. Également écrivain, il a publié deux romans pour adultes ("À cause des garçons", "Parce que tout me ramène à toi"), deux projets biographiques (François Gendron, Peter Macleod), une trilogie de romans pour adolescents et adultes jeunes de cœur ("Lilie l'apprentie parfaite", "Lilie l'apprentie amoureuse", "Lilie l'apprentie adulte"), des nouvelles littéraires dans sept projets collectifs ("Treize à table", "Comme chiens et chats", "Sous la ceinture - Unis pour vaincre la culture du viol", "Les nouveaux mystères à l'école", etc.), le récit pour adultes "J’ai échappé mon cœur dans ta bouche" et le récit pour tous "Combattre la nuit une étoile à a fois". Il est producteur et animateur du Cabaret des mots de l'Abitibi-Témiscamingue (six éditions depuis septembre 2019) et du Cabarets Accents Queers à Montréal (deux éditions depuis mai 2021). Depuis l’automne 2021, il produit et anime le balado "Comme un livre ouvert", pour lequel il a reçu une importante bourse du Conseil des arts du Canada. Il travaille présentement à l'écriture d'un nouveau roman pour adultes, d’un album illustré, de deux biographies d’artistes québécois de renom et au développement d'une série télé.
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