Les bulles de filtres, les fausses nouvelles et la distribution à l’ère de la personnalisation

Qu’il s’agisse de créer des formats et des marques pour la télé ou d’aborder la question de la bulle de filtres, Daniel Ravner a une perspective unique sur les possibilités et les défis que présente une utilisation accrue de mégadonnées (big data) pour personnaliser notre expérience du Web.

Bien que Daniel Ravner perçoive de nombreux avantages pour les créateurs de contenu à pousser la personnalisation, il est tout de même craintif quant à l’effet que la bulle de filtres peut avoir sur notre consommation de nouvelles en ligne et, ultimement, sur le cours de l’histoire.

C’est d’ailleurs ce qui l’a motivé à lancer, en 2017, The Perspective, un site Web dédié à présenter aux moins deux volets de chaque histoire. Ce projet a récemment gagné un WebAward dans la catégorie meilleur site d’information.

Nous avons discuté de cette plus récente initiative ainsi que de solutions potentielles pour atténuer l’effet de la bulle de filtres sur le Web et des répercussions positives que la personnalisation peut avoir sur les créateurs et producteurs de contenu.

Q : Pouvez-vous nous en dire plus à propos de The Perspective?

Daniel Ravner (DR) : La mission que poursuit The Perspective est d’ouvrir les esprits. Nous le faisons en vous montrant ce qui vous échappe principalement en raison de la bulle de filtres. Le site Web repose sur la notion que nous sommes nombreux à avoir cessé d’analyser les différentes facettes de ce que nous lisons.

Qu’est-ce que la bulle de filtres?

Souvent à l’insu de l’utilisateur, les plateformes recueillent une panoplie d’informations (clics, interactions, position géographique, etc.) qui permettent ensuite à des algorithmes de sélectionner  contenu qui sera présenté à l’utilisateur, ayant ainsi pour effet d’isoler l’utilisateur qui se trouve de moins en moins exposé à des contenus qui ne correspondent pas à ses préférences ou son historique de navigation. La bulle de filtres est une dynamique de style « cercle vicieux » qui s’établit entre le comportement de l’utilisateur qui pose des choix, et les technologies algorithmiques qui se servent de ces choix pour profiler un utilisateur.

Source : Rapport sur les tendances : Mise à jour de mi-année 2017

La consommation en ligne de nouvelles nous aide beaucoup à rester dans notre zone de confort. Or la zone de confort n’est plus confortable. Un nombre croissant de personnes dans le monde jugent que les choses ne tournent pas rond et qu’il n’est pas possible de s’engager dans une quelconque discussion. Nous leur disons ceci : regardez ce qui vous échappe.

Q : La bulles de filtres est une conséquence de la personnalisation. Pourtant, la personnalisation est un important outil pour atteindre et fidéliser les utilisateurs du Web. Est-il possible de concilier la ruée vers la personnalisation avec une plus grande exposition à des points de vue divergents?

Je pense qu’une des raisons qui explique pourquoi la plupart des sites Web sont si axés sur un créneau est d’ordre financier. Plus un site Web est ciblé, plus il est facile de convaincre son auditoire de revenir et de partager son contenu. Le fonctionnement d’Internet repose en bonne partie sur la notion de personnalisation.

Les bulles de filtre sont un effet secondaire de ce course vers la personnalisation. Je ne pense pas que ce développement ait été prévu par les architectes du Web, mais il est devenu un phénomène significatif, partout dans le monde, faisant exactement le contraire de ce que promettait le Web, c'est-à-dire élargir nos horizons.

Lorsque je me suis mis à la recherche d’investisseurs pour financer The Perspective, je devais leur expliquer ce qu’est la bulle de filtres. Plus loin dans le processus, il me suffisait d’affirmer « Nous avons une option de rechange à la bulle de filtres » et les gens comprenaient. À mon avis, reconnaître qu’il y a un problème dans la façon dont nous consommons la nouvelle représente en soi un changement majeur.

Ce problème se règlera lorsqu’il sera assez grand pour que les gens exigent un changement. Par exemple, les faisceaux se sont braqués sur les fausses nouvelles, que les internautes perçoivent avec mépris. Google et Facebook travaillent fort aujourd’hui pour sortir ces nouvelles du système.

Q : Vous avez travaillé en télévision et en publicité et vous avez maintenant la création d’un site médiatique à votre actif. Comment les enjeux entourant la personnalisation et la bulle de filtres ont-ils évolué au fil des années?

La bulle de filtres et les chambres d’écho existaient déjà – c’est dans notre nature de vouloir s’entourer de personnes semblables à nous. Cependant, ce qui a changé est le fait que les gens consomment aujourd’hui plus de contenu en ligne que hors ligne.

Dans l’immédiat, en ce qui concerne la bulle de filtres, je suis d’avis que nous demeurons engagés dans une spirale vers le bas. Cependant, il y a déjà suffisamment de gens qui sont sensibilisés à la situation actuelle et leur malaise est suffisamment profond pour les motiver à agir. Ça annonce le début d’un changement.

Q : Laissons de côté pour un instant la question éthique soulevée par la bulle de filtres. Qu’est-ce qu’une personnalisation accrue a-t-elle changé sur le plan de la distribution de contenu sur le Web?

Notre capacité d’atteindre les personnes que nous voulons atteindre est aujourd’hui plus grande. Jadis, si je lançais une annonce télé présentant des vêtements pour femmes, par définition, mon annonce n’était d’aucune pertinence aux yeux de la moitié des gens qui la voyaient passer.

Les producteurs de contenu ont la capacité de cibler les bons auditoires à un coût beaucoup moins élevé par rapport au passé. Vous pouvez atteindre directement les gens qui sont intéressés par votre contenu. Par exemple, si vous êtes un cinéaste canadien, vous pouvez utiliser un système de gestion de publicités pour atteindre des Canadiens vivant à l’étranger en aussi peu que cinq minutes. Cela aurait été impossible dans le passé.

Je dirais que la personnalisation a donné un énorme coup de pouce aux créateurs de contenu. Cependant, ces derniers ont également vu leurs responsabilités se multiplier. Aujourd’hui, il faut savoir comment interpréter les mégadonnées.

J’ai commencé ma carrière en théâtre et en cinéma, alors les données ne me viennent pas naturellement et je ne suis d’ailleurs pas un grand adepte de données. Toutefois, vous devez apprendre la base si vous voulez progresser. Les données font partie intégrante de l'industrie des médias. C'est ainsi qu'elle mesure et se récompense.

Il ne suffit plus d’être un artiste qui refuse d’aborder le marketing. Il faut être capable de tout faire. C’est le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Chose certaine, le monde moderne est beaucoup plus encombré et la concurrence y est plus féroce. En revanche, les possibilités sont beaucoup plus nombreuses.

Q : Quel impact les créateurs et les producteurs ont-ils sur la bulle de filtres?

Selon moi, leur contenu renforce la bulle de filtres, mais je ne sais pas si ça relève des créateurs d’éviter cela. Les créateurs de contenu ne peuvent pas être objectifs, car leur contenu serait ennuyant. Je pense que la responsabilité première revient aux instances médiatiques et aux organismes de réglementation en place pour les surveiller.

L’éducation compte aussi pour beaucoup. Les établissements d’enseignement devraient certainement enseigner aux jeunes esprits d’être plus critiques de leur perception du monde et de ce qu’ils lisent en ligne. Par exemple, je pense qu’il est tout aussi important d’enseigner aux enfants comment effectuer de meilleures recherches sur Google que d'enseigner les sujets classiques.

Pour que les choses commencent à changer, à mon avis, tout commence par une sensibilisation à la réalité de la bulle de filtres. Par la suite, il faut offrir des moyens accessibles et intuitifs pour permettre aux gens de pouvoir sortir de ces bulles.


Gaëlle Engelberts
Ancienne journaliste à la télévision de Radio-Canada, Gaëlle Engelberts est la coordinatrice éditoriale de FMC Veille. En parallèle avec son travail de recherche et d’édition au sein de l’équipe de veille stratégique du Fonds des médias du Canada, elle a récemment terminé une maîtrise en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) portant sur les nouvelles formes narratives en journalisme et en documentaire, notamment les webdocumentaires interactifs et les jeux sérieux.
En savoir plus