Manon Barbeau, comme au premier jour
On pourrait dire que Manon Barbeau est tombée dans la potion magique de la création à sa naissance. Fille des artistes Marcel Barbeau et Suzanne Meloche, l’inspiration semble lui couler dans les veines. En plus de mettre au monde Wapikoni Mobile, qui a ouvert la voie à la création de 1200 films conçus par des regards autochtones, elle a scénarisé et réalisé des centaines de projets depuis ses débuts à Télé-Québec, en 1972. Quelque cinq décennies plus tard, elle parle encore de cinéma avec la même fougue qu’à ses débuts!
Qu’est-ce que ça représente à vos yeux 50 ans de carrière?
Seigneur, je n’avais jamais calculé ça de ma vie! Ça donne le vertige! C’est quand même un demi-siècle. Ça me pousse à faire une révision de tout ce qu’il y a derrière. Par moments, j’ai l’impression d’avoir fait beaucoup de choses, mais quand on regarde sur un demi-siècle, je réalise que je n’en ai pas fait beaucoup. Il faut que je me prépare pour le prochain demi-siècle en faisant la synthèse de ce que j’ai fait avant pour voir ce que je veux garder et propulser vers l’avant.
Vous avez pourtant créé énormément!
Oui, mais le Wapikoni Mobile et Musique Nomade ont pris les 20 dernières années de ma vie. Ce segment, durant lequel j’ai donné la parole aux autres, me semble avoir occupé plus de temps que le reste, en termes de réflexion et d’énergie. Pourtant, je suis contente de mon parcours de réalisatrice. Certains documentaires comme Les enfants du Refus global ont été un tournant dans ma vie. Grâce à ces projets, je me suis rendue compte de la force de l’expression par l’art et du pouvoir de transformation que ça avait sur nous mêmes. À partir de ce moment-là, j’ai décidé de donner la parole à d’autres pour que ça ait le même effet sur eux.
Comment cela s’est concrétisé?
Je suis allée travailler avec des jeunes de la rue, ce qui a été une expérience formidable et enrichissante sur les plans humain, philosophique et idéologique. Puis, quand j’ai fait L’Amour en pen, j’ai donné la parole à des prisonniers, dont quelques-uns étaient des assassins, pour voir les humains derrière leur crime et pour leur donner la possibilité être perçus autrement. Ensuite, je suis allée à la rencontre des jeunes autochtones en vue de tourner La fin du mépris, qui devait être un long métrage dans lequel ils auraient joué. Par contre, l’actrice qui devait incarner le personnage principal, Wapikoni, a eu un accident mortel avant le tournage. Elle avait 20 ans… Cet événement a complètement changé mon parcours de cinéaste.
De quelle façon?
Plutôt que de faire des films et de collaborer à des scénarios que je réaliserais avec eux, mon projet s’est transformé en cinq studios de cinéma ambulants qui sont allés dans 35 communautés au Québec, au Canada, en Amérique du Sud et auprès de communautés marginalisés comme les Bédouins et les Roms, en plus de devenir partenaire avec l’UNESCO. Tout ça m’a pris énormément d’énergie. C’est pour ça que je ne me rends pas compte que je suis dans le métier depuis 50 ans.
Quand vous avez débuté, vous pensiez qu’une carrière de cinéaste s’arrêtait à quel âge?
Je n’ai jamais pensé en termes de retraite. Ce mot-là n’existe pas pour moi. La retraite de quoi? De la vie?
Est-ce que le fait de voir vos parents travailler jusqu’à très tard a influencé votre vision du métier?
Peut-être que mon père a été un modèle. À 92 ans, quinze jours avant de mourir, il est allé chercher seize pinceaux neufs pour continuer à peindre. Ma mère, que j’ai très peu connue, mais à qui j’ai parlé au téléphone une couple de fois, avait encore à 90 ans le débit et la voix claire d’une jeune femme rebelle et brillante. Peut-être que c’est dans nos gênes [cette énergie inépuisable]. Cela dit, je me souviens d’un jour où j’ai été invitée en Chine pour rencontrer quelqu’un qui faisait un peu la même chose que moi avec les minorités culturelles. Nous avions un véritable horaire de ministre! À mon retour, je me suis évanouie pour la première fois de ma vie. C’était peut-être le signe que j’avais beaucoup donné. J’ai alors pensé que je devrais mesurer un peu mes énergies, parce que je n’ai jamais rien mesuré et je ne mesure pas encore aujourd’hui.
Vous n’avez donc pas changé votre rythme?
La pandémie m’a obligée à un certain ralentissement extrêmement bénéfique. Je me suis rendue compte que je n’avais jamais été toute seule de ma vie, sauf durant ma petite enfance, pour qui connaît mon histoire. En pleine pandémie, je me suis retrouvée dans un chemin de terre désert au milieu de la campagne en Estrie. C’est un peu gênant de le dire, alors que plusieurs personnes ont eu tant de misère, mais je n’ai jamais vécu une période aussi apaisante. Ça m’a recentrée sur moi-même et sur ma capacité pour le bonheur. Depuis, je n’ai pas tout à fait la même énergie. Lorsque je donne des conférences et des présentations publiques, qui ne me fatiguaient jamais auparavant, je sens une différence. Le fait de donner à l’autre me demande une énergie que je ne ressentais pas avant.
Comment expliquez-vous ce changement si récent?
J’ai un moteur d’action très fort qui doit être lié à une motivation issue de l’enfance. Puisque j’ai été privée de mon lien à l’autre très jeune et que ça a menacé ma survie psychologique, émotive et physique durant longtemps, c’est devenu mon moteur. Quand j’allais vers l’autre et que je comblais mon besoin de créer un lien, individuellement et collectivement, c’était tellement fort que ça me donnait une énergie du désespoir.
Sentez-vous que votre regard de cinéaste est encore désiré?
On parle souvent d’âgisme dans le milieu, mais je ne ressens pas ça. Récemment, j’ai fait une demande de financement à la SODEC qui a été acceptée, alors mon travail semble susciter un intérêt. Il faut dire que j’ai un atout de plus. Je viens d’une famille de créateurs. J’ai l’impression que ça joue en ma faveur et que ça suscite un peu plus de curiosité.
Qu’est-ce que ça change dans votre vie d’évoluer dans une famille d’artistes?
J’admire la persévérance de mon père. Quand il a fait de graves dépressions, il créait ses tableaux les plus équilibrés. Il a trouvé sa bouée d’équilibre et il l’a tenue toute sa vie, sinon il aurait été interné tant il était fragile et paranoïaque. En ce qui concerne ma mère, même si on peut juger le fait qu’elle soit partie de la maison quand j’étais toute petite, je garde une admiration pour la vivacité d’esprit qu’elle a gardé toute sa vie.
Comment ça se traduit avec vos propres enfants?
J’ai lu les romans de ma fille [Anaïs Barbeau-Lavalette] avant qu’ils ne sortent. J’ai lu et commenté La femme qui fuit, parce que je suis directement concernée, mais je n’ai pas relu le produit fini, parce que quand j’ouvre cette histoire, c’est un tremblement de terre. Toujours est-il que je sens ma fille. Elle peut me confier ses incertitudes, ses doutes et ses angoisses. Je sais comment accueillir ça. Je sais ce qui va lui arriver avec Chien blanc, son prochain film sur le racisme. De nos jours, on ne peut plus parler de ça quand on est blanc. Elle a fait ça avec la meilleure volonté du monde, avec la collaboration de nombreuses personnes Afro-descendantes sur le tournage et comme consultants. Malgré tout, je lui ai dit de s’attendre à la brique et au fanal. Bref, nous sommes en dialogue constant. Je trouve ça extrêmement précieux. C’est comme si elle avait remis mes souliers.
Avec les années, votre prise de risque a-t-elle été influencée par une certaine confiance et peut-être même une forme de sécurité financière?
Je n’ai pas vraiment de stabilité financière, car j’ai presque toujours été travailleuse autonome. Avec Wapikoni, je me donnais un salaire vraiment dérisoire pour ce que je faisais. Depuis que j’ai laissé la direction de l’organisation à quelqu’un d’autre, j’ai encore moins de sécurité financière. Je n’ai aucun régime de pension. Au sujet de la confiance, je dois dire que je doute encore énormément de moi, à chaque jour, à chaque décision et à chaque contact avec une équipe. Nonobstant tout cela, les réalisations concrètes et les reconnaissances publiques me procurent une forme de confiance, mais intimement, je suis toujours dans le doute.
Pourtant, on ne peut pas dire que vous n’ayez jamais pris de risque.
En effet! Je pense que j’ai toujours fait preuve d’audace. La preuve, je me suis enfermée dans la même salle que des assassins pour faire un film. Quand j’ai parti le Wapikoni, on me disait que c’était un projet un peu fou. Je ne sais pas si c’était audacieux ou inconscient. Aujourd’hui, je ne crois pas que j’aurais l’énergie de repartir quelque chose de semblable : une organisation qui est rendue avec des dizaines d’employés et des millions en financement. Par contre, j’ai encore l’énergie et la curiosité d’entreprendre de petits projets audacieux et d’explorer de nouveaux modes d’expression. Je suis très intéressée par ce que font le Centre PHI et Félix & Paul.
Quel projet de film vous anime?
Un projet que je tarde trop à faire. Mon fils a un parcours particulier, mais c’est un être très profond. Il a fait une série de photographies abstraites extraordinaires. J’ai envie d’établir une correspondance avec lui en amorçant un voyage à l’intérieur de ses photos. J’aimerais animer ses photos avec la technologie 3D. Ce projet me tient vraiment à cœur, mais je suis tellement occupée et prise par tout que je n’arrive pas à le prioriser. Pour le reste, j’ai encore le goût de faire beaucoup de choses. Je me sens plus libre et plus audacieuse que jamais!