La récolte de données sur les personnes racisées: au cœur d’une transformation profonde de la télévision canadienne?

Ce n’est un secret pour personne, la survie des émissions dépend de leurs cotes d’écoute. Toutefois, les Canadiennes et Canadiens sont de plus en plus nombreux à penser qu’il faudrait revoir la façon de colliger le nombre de téléspectateurs, mais aussi faire un suivi des productions pour assurer une réelle équité.

Au cours de la dernière année, de plus en plus de voix se sont élevées pour demander qu’on collecte des données sur les personnes racisées, entre autres dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’environnement. Ces statistiques seraient aussi particulièrement pertinentes dans l’industrie du film et de la télévision, où l’on cherche à venir à bout du racisme systémique et à déconstruire les biais. Elles permettraient en outre d’entamer une transformation profonde de la programmation et des contenus offerts.  

Mais comment s’y prendra-t-on pour récolter ces données ? Il faudra certainement beaucoup de temps et d’efforts ainsi qu’un réel engagement de la part des cadres supérieurs de l’industrie.

Des données sur les auditoires racisés

Selon Floyd Kane, gagnant du prix Sandi Ross et créateur du drame judiciaire Diggstown diffusé à CBC, il est essentiel de recueillir des données sur les auditoires racisés pour savoir qui au sein de la population est bien servi par la programmation proposée et pour découvrir les écarts à combler. «Si un certain groupe dans la population ne regarde pas un réseau en particulier, je voudrais bien savoir pourquoi c’est le cas, dit-il. Je voudrais aussi savoir comment attirer ces gens. C’est de l’information importante. Au bout du compte, on ne proposera peut-être pas des émissions qui ciblent précisément cet auditoire, mais on aura fait un effort supplémentaire pour lui présenter nos contenus ou pour être plus présent auprès de cette communauté.»

À l’heure actuelle, les télédiffuseurs s’appuient largement sur les données de visionnement fournies par Numeris, organisme membre du Conseil de recherche et d’intelligence marketing canadien. Selon le président-directeur général de Numeris, Neil McEneaney, il faudrait la collaboration de tous les joueurs de l’industrie et le partage de toutes les données recueillies pour obtenir de l’information sur les auditoires racisés. « Ça devrait se produire, lance-t-il, et pourtant il n’y a aucune concertation et aucun effort n’est fait en ce sens.»

Il rappelle qu’en ce moment Numeris se concentre sur les données associées aux deux langues officielles du Canada et que, selon les critères de l’organisme, un groupe n’est considéré comme « représentatif » que s’il compte pour au moins 20 % de la population d’un marché. «Nous recueillons des données auprès de collectivités diverses et de communautés racisées, mais cet échantillon en soi n’offre pas suffisamment d’information pour qu’on en tienne compte et les données recueillies offrent un reflet précis. «Les médias paient pour que Numeris s’intéresse aux deux langues officielles et pour recueillir des cotes d’écoute reflétant ces données démographiques», explique-t-il. 

Des données sur les créateurs·trices racisé·es

Sur le marché audiovisuel canadien, la collecte de données sur les personnes racisées pourrait avoir une incidence directe sur les productions et sur leur financement. Le Racial Equity Media Collective (REMC, ou collectif pour l’équité raciale dans les médias) a demandé au Comité permanent du patrimoine canadien de commencer à recueillir ces données tout en avançant que le CRTC devrait avoir à rendre des comptes.

«En principe, le financement doit aller aux créateurs canadiens, mais dans les communautés racisées, nous avons l’impression que les créateurs non-blancs ne reçoivent pas leur juste part, dit Amar Wala, co-fondateur du REMC. C’est un sentiment très fort au sein de nos communautés. Et comme l’industrie ne récolte que très peu de données, il n’y a aucune façon de vérifier si tout l’argent des contribuables canadiens attribué à la création de contenus est redistribué équitablement.» 

McEneaney, Wala et Kane s’entendent pour dire que la volonté de recueillir des données sur les personnes racisées doit venir d’en haut, à la fois en ce qui concerne les cotes d’écoute et les données de production. Tant que les conseils d’administration n’en feront pas la demande expresse, il ne se passera rien.

«Les institutions comme Téléfilm Canada, le Fonds des médias du Canada, le CRTC et les télédiffuseurs doivent ouvrir le bal, lance Wala. Ils doivent créer un mécanisme leur permettant de faire un réel suivi de ce qu’ils financent.»

«Franchement, ça ne devrait pas être si compliqué, poursuit-il. Après tout, ils obtiennent des renseignements extrêmement détaillés concernant toutes leurs productions, des informations d’entreprise et toutes sortes d’autres renseignements, pour des questions d’assurances. Ils ne devraient pas avoir de difficulté à mettre une simple structure en place. Téléfilm Canada et le FMC ont collaboré avec des communautés racisées pour établir une terminologie et déterminer un moyen de recueillir ces données et de les distribuer de façon sécuritaire dans la collectivité. Il leur reste maintenant à mettre la structure en place par eux-mêmes.»

S’attaquer au racisme systémique

Selon Wala et Kane, la récolte (ou plutôt la non-récolte) des données sur les personnes racisées est intimement liée à la question du racisme systémique. «Nous affirmons sans cesse que, pour venir à bout du racisme systémique au sein de notre industrie, il est important de savoir qui regarde quoi. Alors pourquoi ne vous servez-vous pas de votre influence pour exiger qu’on change la façon de récolter les données? demande Kane. On sous-évalue le consommateur afro-descendant, parce qu’on a toutes sortes de préjugés à son sujet, enchaîne-t-il. C’est ça, la vérité. Ce n’est pas parce que l’échantillon ne serait pas assez significatif: si on ne récolte pas ces données, c’est qu’elles ne constituent pas une priorité pour nous.»

Wala fait remarquer que le fonctionnement de l’industrie médiatique canadienne et la façon dont celle-ci est construite sont toujours au cœur du problème. «Dans cette industrie, depuis des décennies, que ce soit dans le monde du cinéma ou de la télé, on tient pour acquis que les membres de l’auditoire sont blancs et ont un certain âge, dit-il. En fait, une portion très significative de la population est racisée, et elle consomme beaucoup de contenus. Ces gens ont autant le droit de se voir représentés à l’écran que toute autre communauté.»  

Il ajoute que, s’il est vrai que quantité d’émissions canadiennes ont mis en vedette des personnages racisés au fil des ans, en creusant un peu on se rend compte que beaucoup de ces émissions misant sur la diversité étaient produites par des compagnies détenues par des blancs et pour le bénéfice des mêmes auditoires blancs.

«Les données sont des outils ou même des armes essentielles à posséder dans votre arsenal, mais vous devez vous en servir à bon escient… Il faudra des années pour convaincre les Canadiennes et Canadiens racisés qu’on crée du contenu pour eux, qu’ils devraient le regarder et qu’ils se verront à l’écran, affirme Wala. Ça ne va pas se produire du jour au lendemain; ils ne vont pas se manifester simplement parce que vous créez du contenu. Vous devrez créer l’émission, en faire la promotion spécifiquement dans cette communauté, puis vous devrez consacrer un temps considérable à convaincre ces gens que dorénavant ils seront représentés à l’écran, qu’il ne s’agit pas d’une exception», dit-il.

«Nous devons créer des émissions spécialement pour ces personnes, des contenus qui les rejoignent plutôt que du matériel qui rejoint l’auditoire traditionnel canadien. Ça va prendre du temps, parce qu’il nous faudra mériter leur confiance.»

Note de la rédactrice en chef: Au début de l’année 2021, une collecte de données et d'informations dressant un portait des productrices et producteurs propriétaires des sociétés de production détenues par des personnes racisées a été publiée par le FMC. Elle brosse un portrait révélateur du profil et de la situation actuelle des entreprises au sein de l’industrie audiovisuelle canadienne. Basé sur les résultats de cette première collecte, le FMC a commencé à récolter des données sur les personnes racisées en avril 2021. Le FMC a aussi récemment lancé la première phase de son système d’auto-identification, Persona-ID. Ces initiatives font partie des engagements du FMC dans sa stratégie d’équité et d’inclusion.


Amber Dowling
Basée à Toronto, Amber Dowling est une rédactrice spécialisée en lifestyle et en divertissement dont le travail a été publié dans plusieurs journaux, magazines et sites Web du Canada et des États-Unis. Ex-présidente de la Television Critics Association et ex-rédactrice en chef de TV Guide Canada, elle a écrit sur tous les aspects de l’âge d’or de la télévision et de son industrie pour des titres tels que Variety, The Hollywood Reporter, Indiewire, Playback, The Toronto Star et The Globe and Mail. Outre être une télévore, Amber est une grande voyageuse et une mère au penchant sérieux pour les rouges bien charnus et les fromages forts.
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