Vers une troisième génération de storytelling avec Quibi?

En août 2018, le producteur américain chevronné Jeffrey Katzenberg annonçait la venue d’une nouvelle plateforme qui allait, disait-on, bouleverser les habitudes de consommation des mobispectateurs. Alors que son lancement est prévu pour avril 2020, Quibi continue de faire tourner les têtes en dévoilant pépite après pépite. Avec son modèle économique étonnant et des annonces de collaborations pour le moins réjouissantes, la plateforme se positionne comme un adversaire féroce face aux grands joueurs du numérique.

Quibi est une contraction de quick bites, indiquait Katzenberg à la conférence d’ouverture du Festival international des médias de Banff. Rappelons-le, le principal élément distinctif de Quibi réside dans sa volonté de produire du contenu destiné exclusivement au mobile, écartant l’écran fixe de son champ de vision pour prioriser des créations épisodiques sous la barre des dix minutes. Une offre de contenu imaginée spécifiquement pour nos appareils intelligents donc, pour laquelle il faudra constituer un catalogue bien garni, en partant de zéro. Et justement, au cours de sa première année d’activité, Quibi prévoit accoucher de 125 productions originales, à raison d’environ 25 épisodes par jour pour un total de 7 000 épisodes.

Le pari s’annonce audacieux, et ça tombe bien puisque c’est précisément dans les cordes de Katzenberg: «Ce qui me rend le plus heureux, ce sont les projets qui se situent quelque part entre l’improbable et l’impossible – voilà ma zone de confort.»

Quand technologie et divertissement s’allient

Prenez l’expertise technologique de la Silicon Valley et combinez-la au savoir-faire des plus grands artisans des studios hollywoodiens. Il y a là une équation qui pourrait valoir gros, mais relevant avant tout d’un équilibre entre le goût du risque et le pragmatisme.

«Le contenant doit être aussi exceptionnel que le contenu. Le défi est de taille, mais, si nous y parvenons, nous aurons un blockbuster entre les mains.»

Pour fonctionner, ce projet que Katzenberg porte avec Meg Whitman (par le passé successivement PDG d’eBay puis de Hewlett-Packard) repose avant tout sur la collaboration de deux cerveaux opposés qui se sont trouvés. D’un côté, le sens créatif et instinctif de Katzenberg, et, de l’autre, l’esprit analytique de Whitman. Deux atouts essentiels pour arriver à livrer un tel produit dans un contexte mondial: «Nous devons avoir accès à une technologie de pointe pour créer une plateforme dont l’expérience utilisateur est unique. Le contenant doit être aussi exceptionnel que le contenu. Le défi est de taille, mais, si nous y parvenons, nous aurons un blockbuster entre les mains. Je ne peux y arriver sans Meg et je suis certain qu’elle dirait la même chose,» affirme Katzenberg.

La nouvelle vague de l’industrie des écrans

Selon Katzenberg, l’évolution des formats dans l’industrie de l’audiovisuel se résumerait en deux phases. À ses yeux, la première génération serait représentée par le long métrage, avec des histoires d’une durée d’environ deux heures, qui ont un début, un milieu et une fin. Ces productions demeurent avant tout conçues pour être regardées sur grand écran, dans des salles de cinéma. Puis, une deuxième génération de storytellers a vu le jour avec la télévision, support proposant des récits plus longs, racontés en 13 ou 26 épisodes par exemple, la plupart d’entre eux découpés en contenus de plus ou moins une heure. Ces contenus étaient quant à eux pensés pour être consommés sur un écran de plus petite taille, chez soi. Or, les médias phares de ces deux générations, le cinéma et la télévision, continuent de coexister et d’occuper la majorité de l’espace médiatique, et ce, malgré la popularité d’un «nouveau» dispositif autrefois inexistant: le mobile.

En 2018, comme nous l’indiquions dans notre dernier rapport sur les tendances, ce sont 89,1% des Canadiens et des Canadiennes qui possédaient un téléphone mobile. Le consommateur canadien passe en moyenne 40,5 heures en ligne sur une base hebdomadaire, dont 16,8 sur son appareil mobile, et ces statistiques demeurent stables pour 2019. Du côté des 14-20 ans, les chiffres grimpent considérablement. Selon un rapport de GlobalWebIndex portant sur les habitudes de consommation de la génération Z, 97% d’entre eux seraient propriétaires d’un téléphone intelligent, et le temps passé sur leur mobile grimperait à 4,25 heures par jour.

Serions-nous à l’aube d’une troisième génération pour le récit sur écran? «70 ans après son arrivée sur le marché grand public, la télévision n’a jamais été aussi formidable, aussi populaire, il n’y a jamais eu autant de diversité et de concurrence pour livrer un produit de qualité aux consommateurs, affirme Katzenberg. Nous sommes témoins de transformations extraordinaires, et en même temps la télévision est plus que jamais présente, et sa consommation l’est tout autant.»

Source: GlobalWebIndex
Avec Quibi, Katzenberg et Whitman ont pour ambition de raconter les histoires d’une façon nouvelle. De combiner des éléments des première et deuxième générations de narration, pour modeler ce qu’ils croient être la troisième génération de storytelling dans l’industrie des écrans. Des histoires qui, comme les films, ont une durée totale d’approximativement deux heures, mais segmentées en courts chapitres tournés, réalisés et montés pour être regardés sur le pouce. «Un peu comme un roman qui serait divisé en chapitres. On n’est pas dans le format court,» précise Katzenberg.

Un modèle d’affaires inédit?

En faisant l’annonce de l’utilisation d’un modèle par abonnement, difficile pour Quibi de ne pas être comparée à Netflix, Amazon, Hulu, HBO et les autres plateformes de télévision par contournement de l’heure. Mais Katzenberg met en lumière une donnée importante: «Pour toutes ces marques, moins de 10% du temps de visionnement se fait sur un appareil mobile. On n’est pas en compétition directe avec elles, c’est comme si on affirmait concurrencer avec Spotify. D’un point de vue macro, c’est effectivement le cas, on se bat pour des dollars, mais pas pour des visionnements ou des paires d’yeux.»

Deux formules seront offertes au consommateur souhaitant souscrire à Quibi. D’une part, un premier abonnement à 5$ avec publicité, puis une formule premium sans publicité à 8$ par mois. Une période d’essai d’environ deux semaines permettra également d’avoir accès au contenu gratuitement. Durant ce laps de temps, les fondateurs de la plateforme prévoient mettre en ligne huit productions phares, de la programmation «super premium», pour laquelle un budget d’un million de dollars par épisode est prévu pour une série de 15 épisodes. Mentionnons au passage que, durant cette première année, ce sont 470 millions de dollars qui seront dédiés au marketing entourant le lancement de la plateforme et de ses productions vedettes.

Ces chiffres ont visiblement su attirer les grosses pointures du cinéma et de la télévision: au cours des derniers mois, plusieurs réalisateurs de renom comme Sam Raimi, Guillermo del Toro et Antoine Fuqua ont annoncé des projets de collaboration avec Quibi. Stephen Spielberg travaille même sur une série horrifique qui pourra être visionnée la nuit seulement. Parions que Katzenberg et son équipe miseront sur les fonctionnalités du téléphone qu’on ne retrouve pas sur écran fixe, la géolocalisation par exemple, pour mettre en valeur ses créations.

«pour que ça fonctionne, il faut que chaque œuvre soit créée de toutes pièces, et, pour arriver à produire ce volume spectaculaire de contenu, nous avons besoin que tous les studios mettent la main à la pâte.»

Pour les producteurs de contenu, l’affaire pourrait s’avérer d’autant plus alléchante avec un modèle économique qui se distingue de celui des autres joueurs. Katzenberg explique la logique de son fonctionnement: «Il y aura deux versions de chaque production. Une première, pour Quibi, qui sera montée et découpée en, disons, 15 chapitres, exclusive à notre plateforme pour 7 ans. Il s’agit donc d’un contrat de licence. Après 7 ans, le producteur redevient propriétaire des droits, et Quibi n’a plus rien à voir avec le produit.»

«Puis, une seconde version sera également créée, plus proche d’un long métrage traditionnel d’environ deux heures, qui pourra être regardée d’une traite. Deux ans après la sortie de la version Quibi, cette deuxième version pourra être vendue à l’international. Les créateurs et producteurs deviennent donc propriétaires de cette version, et peuvent la revendre à Apple, Amazon, Hulu, Netflix, HBO, etc. C’est donc la première fois que les créateurs pourront être détenteurs de leur propriété intellectuelle.»

Voilà un partenariat de production qui pourra s’avérer prometteur. Quibi s’engage, qui plus est, à payer pour la totalité des épisodes, en plus d’une marge de 20% sur les coûts. «Les réalisateurs et producteurs sont très excités par ces nouveaux défis créatifs, mais aussi par le modèle économique. Toutefois, pour que ça fonctionne, il nous faut que chaque œuvre soit créée de toutes pièces, et, pour arriver à produire ce volume spectaculaire de contenu, nous avons besoin que tous les studios mettent la main à la pâte.»


Laurianne Désormiers
Professionnelle du secteur de la culture et des médias, Laurianne Désormiers est responsable du volet éditorial de FMC Veille. En parallèle de son travail au sein de l'équipe du Fonds des médias du Canada, Laurianne poursuit une maîtrise en communication à l'UQAM, avec une spécialisation en cinéma et images en mouvements. Par le passé, elle a notamment œuvré au sein de l'équipe du Centre Phi, en plus d'animer une émission sur les ondes de CISM et de collaborer à plusieurs publications culturelles.
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